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Quel impact de la crise ukrainienne sur le Caucase du Nord?

Du côté américain, européen comme russe, on n'a pas pris pleinement en compte les conséquences désastreuses d'une montée des tensions en Ukraine en dehors de ce pays.
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On a vu dans le précédent papier que des Tchétchènes, et des combattants du Caucase du Nord en général, se retrouvaient autant du côté ukrainien que pro-russe dans la crise qui secoue l'Europe de l'Est aujourd'hui. Mais une telle analyse ne serait pas complète sans prendre également en compte l'impact que les tensions autour de Kiev pourraient bien avoir sur le Caucase du Nord même.

Tout d'abord, on a rappelé, dans le dernier papier de Sécurité en Eurasie, ce que le fait de voir des Tchétchènes combattre dans les deux cas en Ukraine signifiait: «un choix géopolitique radical en Eurasie, pour ou contre une influence dominante russe dans la région». Donc quel que soit le résultat sur le champ de bataille ukrainien, on peut déjà assumer que les problèmes du Caucase du Nord reviendront sur le devant de la scène internationale. Si l'Ukraine se sent battue par les prorusses, ceux qui s'opposent au Kremlin dans ce pays et en Occident reporteront naturellement leur soutien à l'autre grand foyer d'opposition à Moscou, le Caucase du Nord. Et si Kiev l'emporte, brise la résistance des partisans du séparatisme, et même récupère la Crimée, il pourra y avoir également la tentation de soutenir le Caucase du Nord chez une partie de sa classe politique.

Après tout, la droite dure ukrainienne, par exemple le Secteur Droit, rêve de l'époque où Kiev plutôt que Moscou régnait sur le monde slave. Si Kiev peut l'emporter sur Moscou en ce début de 21ème siècle, il n'est pas du tout assuré que les ambitions ukrainiennes, et de ceux qui ont soutenu l'Ukraine dans cette crise, s'arrête à la restauration de l'unité nationale de ce pays. Donc dans tous les cas, on risque de voir un regain d'intérêt et de sympathie, dans divers milieux anti-russes en Ukraine et en Occident, pour le Caucase du Nord. Ce qui, pour Moscou comme pour Grozny, sera considéré comme la confirmation du choix d'une politique d'«agression» de l'UE et des États-Unis.

En effet, du point de vue Kremlin comme de celui gouvernement R. Kadyrov en Tchétchénie, il est clair que les services occidentaux ont soutenu, voire continuent à soutenir, activement, la rébellion des séparatistes dans le Caucase du Nord. Vladimir Poutine l'a affirmé lui-même dans un documentaire pour la chaine Rossiya-1 le 26 avril 2015: le FSB, les services de renseignement russes, lui aurait donné la preuve d'une aide américaine aux rebelles dans le Caucase du Nord.

L'accusation est grave, et on voit mal les pays occidentaux soutenir une rébellion armée contre une grande puissance comme la Russie. Mais ce n'est pas le rôle de l'analyste que de spéculer sur des informations invérifiables; et, surtout, là n'est pas la question: la perception russe est que la rébellion dans le Caucase du Nord est soutenu par des pays en Occident. Et la perception est suffisante pour nourrir méfiance et rancœur.

Donc, tout regain d'intérêt en Occident pour ce territoire russe agité par des forces séparatistes, ou toute montée des périls sur place, sera considéré non pas comme un problème interne, mais comme une partie d'un «plan» occidental plus général et forcément hostile. Ce qui n'aidera pas le dialogue entre l'Occident et la Russie.

Peut-on s'attendre, d'ailleurs, à une montée des tensions dans le Caucase du Nord à cause de la crise ukrainienne? Ce n'est pas impossible, hélas.

En effet, on constate qu'un trafic d'armes commence à s'organiser entre les zones séparatistes ukrainiennes et le territoire russe, notamment en direction du Caucase du Nord. À la fin du mois de mai 2015, les sources ouvertes évoquaient l'arrestation de 130 personnes liée à un trafic d'armes entre les provinces séparatistes ukrainiennes de Donetsk et Luhansk, et la Fédération de Russie. Soixante tentatives de transports illégaux d'armes d'Ukraine en Russie étaient présentées comme ayant été stoppées à la même période.

Bien sûr, impossible de vérifier ces chiffres, et de savoir combien de convois ont réellement pu passer. Les clients pour ce type d'armes sont d'abord les groupes mafieux bien sûr, mais aussi les rebelles du Caucase du Nord. Ces derniers sont d'ailleurs des clients tout trouvés pour les mafieux. Il semblerait que le flot d'armes provoqué par le conflit entre Kiev et ses séparatistes a également nourri des capacités de trafic, surtout à chaque fois qu'il y a une accalmie sur le champ de bataille. Le problème posé par ce trafic est tel que la Russie a décidé de creuser des tranchées de quatre mètres de large et deux mètres de profondeur à la frontière avec les territoires séparatistes pourtant considérés comme pro-russes.

Mais surtout, la politique menée par la Russie en Ukraine pourrait établir des précédents dangereux pour les intérêts russes eux-mêmes dans le Caucase du Nord.

Sur ce point, clairement, ce n'est la faute ni des Européens ni des Américains: en faisant le choix de soutenir des séparatistes, la Russie a peut-être fait des gains sur le dossier ukrainien, à court terme; mais en agissant ainsi, elle a accepté de faire, dans certains cas, du séparatisme une cause acceptable. Tout comme l'Occident l'a fait au Kosovo. Tout comme le terroriste au Moyen-Orient ou en Asie du Sud, le séparatiste en Eurasie peut donc devenir «combattant de la liberté» quand il sert les intérêts d'une grande puissance, une évolution dangereuse pour la stabilité de la région.

Avoir accepté ce fait symboliquement va rendre la lutte idéologique contre les séparatistes dans le Caucase du Nord plus difficile pour Moscou sur le plus long terme. Certes, l'État central parle de combat pour la liberté en Ukraine, et de guerre contre le terrorisme dans le Caucase du Nord. Une division qui, idéologiquement, n'est convaincante que pour les convaincus. Il n'y a pas si longtemps, les Russes pouvaient, parfois avec raison, moquer ce «deux poids, deux mesures» de la politique étrangère américaine. Maintenant, ils ne font guère mieux, un point que les séparatistes du Caucase du Nord vont sans utiliser dans leur propagande. De fait, en Eurasie, des trois authentiques grandes puissances actives dans la région (États-Unis, Russie, Chine), il n'y a plus que Beijing qui ait gardé la prudente politique de non-interférence dans les affaires des autres États, et de refus du séparatisme en général par principe, au nom de la stabilité régionale.

Mais le véritable danger pour la stabilité du Caucase du Nord viendra moins de cette évolution symbolique dans la diplomatie russe que du fait que certains pourraient être tentés d'utiliser le précédent des référendums tenus en Crimée, et dans les régions de Donetsk et Lugansk. Et les acteurs politiques pouvant être amenés à faire pression sur le Kremlin pour l'utilisation d'un tel procédé dans le Caucase du Nord ne sont pas forcément ceux qu'on croit.

Ainsi, le risque séparatiste pourrait plutôt venir des nationalistes et de la droite raciste russes, d'ailleurs en opposition avec Poutine sur le Caucase du Nord, dont ils voudraient se débarrasser pour des raisons idéologiques et ethniques. Ils pourraient surfer sur la fatigue d'un certain nombre de Russes face aux problèmes financiers et sécuritaires liés à cette région, et au racisme diffus visant ses habitants. On sait qu'il y a également de multiples tensions entre peuples des territoires du Caucase du Nord. Tous sont sous l'autorité de la Fédération de Russie, mais cela n'empêche pas des nationalismes locaux particulièrement virulents, nourrissant en conséquence des tensions entre leaders pro-russes. Si demain certains parmi eux font pression pour utiliser l'arme du référendum afin de régler des problèmes entre eux, ou avec le centre, cela pourrait dangereusement nourrir l'instabilité de cette partie du Caucase.

En bref, suite aux papiers Sécurité en Eurasie (6) et (7), il apparaît clairement que la crise ukrainienne est, globalement, une mauvaise nouvelle pour la stabilité du Caucase du Nord. Et même bien au delà.

Du côté américain, européen comme russe, on n'a pas pris pleinement en compte les conséquences désastreuses d'une montée des tensions en Ukraine en dehors de ce pays. Cette crise renforce durablement la méfiance et les tensions entre Ouest et Est, recréant même cette division qui ne devrait plus faire sens depuis les années 1990.

À cause de la politique menée jusque là, en fait, de Moscou à Washington en passant par Paris, ce sont les tendances les plus nationalistes, bellicistes et idéologues qui l'emportent. Ce qui n'est bon pour personne.

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