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«Blue Moon», la théorie du complot et la culture québécoise

La télésérieest représentative des tares de l'industrie culturelle québécoise.
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La popularité de la théorie du complot

Aux États-Unis, la théorie du complot a le vent dans les voiles au grand et au petit écran depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001. La théorie du complot est cette idée que des puissances maléfiques complotent contre le bien commun. Elle ne se révèlerait uniquement qu'à l'œil aguerri de celui qui sait lier entre eux des faits disparates pour voir apparaître une image d'ensemble : le plan machiavélique d'un groupe tout puissant pour asservir le monde, qu'il s'agisse des services secrets (Jason Bourne) ou des extraterrestres (X-Files), qui ont pris la première place qu'occupaient les communistes (The Manchurian Candidate) durant la guerre froide.

Selon cette perspective, celui qui nie l'existence de cet apparent complot est donc un naïf (qui ne parvient pas à voir les preuves qu'on lui présente), un aliéné (qui est sous le contrôle des puissances obscures) ou une personne qui participe au complot (donc un ennemi).

Un besoin existentiel et un filon d'or pour l'industrie culturelle

Cette perspective délirante sur le monde, qui pullule sur les réseaux sociaux et sur nos écrans, répond au besoin de trouver des réponses à un sentiment généralisé d'impuissance.

Elle permet aussi à l'industrie culturelle d'engranger des milliards de dollars chaque année.

Les films et les téléséries d'espionnage sont probablement ceux où se déploie le plus ce sentiment que la société est le jouet de forces obscures contrôlant l'appareil d'État. Le genre, bien fait, réussit à fasciner et, même si l'on voit les effets pervers de ces productions (nourrir la paranoïa et le sentiment d'impuissance plutôt que d'encourager l'analyse rationnelle et la mobilisation politique), il n'en demeure pas moins qu'il offre un divertissement intelligent, voire une expérience visuelle hallucinante (comme les images néogothiques de la série de films Batman réalisés par Christopher Nolan).

À côté des succès critiques et populaires, comme la télésérie Homeland, on trouve quantité de productions de série B qui, ne disposant pas des moyens financiers conséquents (impliquant notamment une réalisation, une caméra, des acteurs, des actrices et un scénario qui convainquent), ne sont que des caricatures médiocres.

Même si la demande demeure importante, on ne peut s'attaquer à ce genre cinématographique et télévisuel sans les ressources adéquates, sinon on se condamne à faire une pâle copie, risible, de ce qui se fait beaucoup mieux ailleurs.

La reproduction au Québec d'un modèle d'affaire à l'américaine

S'il y a bel et bien un marché québécois pour ce genre de produits culturels, on peut se questionner sur la pertinence de réaliser ici ces productions qui coûtent des dizaines de millions de dollars, si l'on veut faire autre chose que de la série B.

En effet, le Québec a su se démarquer par un style réaliste et minimaliste, qui nécessitait peu de moyens et qui reflétait bien la réalité sociopolitique du moment. La série ou le film à grand déploiement a été peu exploré, et lorsque cela a été le cas, comme pour le film Nouvelle-France, le résultat a été médiocre et risible.

Pour ce qui est du genre où domine l'idée de complot, souvent lié à une machination gouvernementale, on en trouve peu d'exemples, hormis les productions traitant du Front de libération du Québec.

Récemment, Blue Moon, cette nouvelle production télévisuelle, a voulu «innover» en recopiant en sol québécois cette recette qui connaît tant de succès aux États-Unis. La télésérie nous raconte une histoire de machinations qui se trament au sein d'une firme de sécurité privée qui contracte ses services aux autorités publiques. Toutefois, Blue Moon ne dispose pas des moyens de ses concurrentes américaines, et sa productrice, Fabienne Larouche, n'a rien de la mécène protectrice des arts, elle qui ferait régner «un rythme de travail insensé sur un plateau de tournage» et pousserait ses équipes de tournage à l'épuisement.

Blue Moon, une série B québécoise

Si l'on passe rapidement sur les questions du manque total d'originalité du projet et du caractère factice et bizarroïde de ce genre de production dans le paysage télévisuel et cinématographique québécois, il n'en demeure pas moins que le niveau artistique de Blue Moon est de série B. Le réalisateur Yves Christian Fournier, habile lorsqu'il s'agissait de traiter dans le film Tout est parfait d'un sujet aussi délicat que le suicide collectif d'un groupe de jeunes en région souffrant du mal de vivre, ne semble pas remarquer que le tableau qu'il nous propose est factice, que l'action est télégraphiée, et que les répliques de ses acteurs et actrices sont à peine crédibles et souvent risibles.

Ce dernier point souligne les graves carences de Blue Moon quant à la direction des acteurs et des actrices, mais aussi illustre la pauvreté des dialogues. Le scénariste de Blue Moon, Luc Dionne, était visiblement plus outillé pour nous donner des répliques crédibles et un cadre réaliste lorsqu'il parlait, dans la télésérie Omertà, d'une réalité avec laquelle il était davantage familier : celle du crime organisé québécois.

Au mauvais jeu d'acteurs et d'actrices qui sont abandonnés à leurs pauvres répliques, s'ajoute une caméra maladroite qui renforce le sentiment factice que l'on éprouve à regarder Blue Moon. Le directeur de la photographie, Ian Lagarde, qui a travaillé par le passé avec Denis Côté sur Vic+Flo ont vu un ours, apparaît lui aussi avoir traversé la ligne où s'arrête son savoir-faire.

Blue Moon semble avoir voulu copier en tous points le modèle américain en alignant une suite de gros noms, mais les problèmes de casting de cette télésérie sont multiples. À commencer par offrir le choix de la tête d'affiche à Karine Vanasse, dont la malheureuse participation au thriller Angle mort avait fait douter de ses choix de rôles, mais aussi avait révélé les limites de son répertoire.

Bien que son personnage soit celui d'une jeune dure au passé trouble, elle ne nous offre qu'un seul visage qui ne change pas, sans texture, et semble passer du renfermement sur soi à de soudaines et inattendues révélations très personnelles, notamment sur sa relation avec son père absent.

À côté de Karine Vanasse, les comédiens et comédiennes se succèdent sans pouvoir bien incarner leur rôle et nous offrent des visages parfois platement stoïques, qui ne révèlent aucune émotion en sourdine, ou trop expressifs, pour bien faire comprendre l'émotion qu'ils et elles vivent. L'actrice vedette, Caroline Dhavernas, semble, elle, passer d'un de ces registres à l'autre. Dans le registre monotone, le personnage du beau jeune homme un peu sombre duquel elle s'amourache, joué par Éric Bruneau, semble quant à lui résumer la virilité par le fait de chiquer sans fin une gomme et de prendre des poses avec le petit sourire en coin. Quant aux personnages de Luc Picard et de Francis Cloutier, les seuls sentiments de colère, d'agressivité et d'exaspération résument l'ensemble de leur jeu.

Blue Moon, représentatif des tares de l'industrie culturelle québécoise

Le projet de Blue Moon illustre d'abord un des problèmes majeurs au Québec : la scénarisation, vu à tort comme un projet solo ou comme le produit du réalisateur homme-orchestre (qui filme, qui dirige, qui écrit).

Ensuite, cela pose la question de ce que l'on sait raconter, ce qui est pertinent de raconter, mais aussi ce que l'on a les moyens de raconter. Denis Villeneuve (Polytechnique), Philippe Falardeau (Monsieur Lazhar) et Jean-Marc Vallée (C.R.A.Z.Y.) nous ont offert au Québec de très beaux films avec des budgets de quelques millions de dollars, des films qui ont su s'ajuster aux moyens du bord. Ce n'est pas un hasard que ces trois talentueux réalisateurs aient traversé la frontière américaine pour pouvoir travailler sur des films plus ambitieux nécessitant dès lors des budgets plus conséquents. Denis Villeneuve n'aurait malheureusement pas pu réaliser son magnifique film Sicario au Québec, un film qui a d'ailleurs plusieurs éléments en commun avec le genre espionnage/complotiste.

Blue Moon représente aussi l'un des travers de l'industrie culturelle québécoise : sa petitesse, ce qui fait que les acteurs des industries visuelle et médiatique se connaissent et se croisent. La réception médiatique unanimement élogieuse de Blue Moon pose la question de la possibilité de la critique culturelle forte au Québec, une critique qui rebute la direction des médias de masse, les publicitaires, et donc les journalistes, qui cherchent aussi à préserver leurs entrées dans le milieu culturel. Certains n'hésitent même pas à parler d'autocensure de la critique culturelle au Québec.

Enfin, le succès populaire de Blue Moon, à mettre en comparaison avec la difficulté des productions d'ici plus exigeantes au plan artistique à trouver leur public, pose la question de nos habitudes collectives de consommation culturelle. La socialisation grandissante des nouvelles générations, depuis les années 1980, à l'univers mental américain plus individualiste et antiétatique (qui nourrit une certaine paranoïa envers les autorités), à travers les téléséries et les films américains, les prive de moyens culturels de penser leur propre société.

Blue Moon, la voie à éviter

Des personnalités de l'industrie culturelle comme Vincent Guzzo, qui ne jure que par du divertissement à l'américaine pour attirer le jeune public québécois, ne pourraient qu'applaudir le modèle d'affaire de Blue Moon, mais les personnes qui se disent que le petit comme le grand écran sont aussi des puissants instruments d'éducation civique se demanderont si c'est la voie à suivre, soit celle d'être un pastiche médiocre de notre voisin du sud, et si une politique culturelle un peu plus ambitieuse, cherchant à intéresser les jeunes à un art québécois mieux financé, ne devrait pas être à l'ordre du jour depuis longtemps.

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