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Le gouffre de la «démocratie» néolibérale

Le cas de la Grèce illustre bien cette réalité de nos régimes politiques actuels, comme au Québec, où le peuple est appelé à se prononcer... pour avaliser la seule option qui s'offre à lui.
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Le cas de la Grèce illustre bien cette réalité de nos régimes politiques actuels, comme au Québec, où le peuple est appelé à se prononcer... pour avaliser la seule option qui s'offre à lui, celle d'une politique économique néolibérale décidée en haut lieu, soit dans les arcanes du pouvoir étatique qui agissent sous le diktat des organisations de l'économie internationale (notamment les agences de notation, le FMI, etc.).

Si le peuple refuse, c'est bien sûr qu'il se trompe, qu'il est irrationnel, qu'il est irresponsable, qu'il ne comprend pas.

C'est ce genre de discours antidémocratique que tenait l'élite «démocratique» européenne lorsque, en 2005, la France et les Pays-Bas avaient refusé par voie référendaire le Traité constitutionnel européen (toutefois adopté par la suite sous une forme jumelle en catimini par les parlements); un traité considéré comme le cheval de Troie d'une plus grande avancée du néolibéralisme en Europe (Bernard Cassen, «Pour une Europe de l'innovation démocratique», Le Monde diplomatique, juillet 2005). Dans les pratiques et les discours, face à l'avancée (vers quoi, vers où?) de l'Union européenne, on ne peut opposer de volonté démocratique (Coralie Delaume, «Du traité constitutionnel à Syriza: l'Europe contre les peuples», Figaro Vox, 2 février 2015).

C'est aussi le genre de discours que tiennent actuellement aux citoyens grecs les technocrates de l'Union européenne et du FMI ainsi que plusieurs dirigeants d'États européens: «Vous pouvez voter pour le gouvernement que vous voulez, tant qu'il applique docilement et de manière responsable le programme néolibéral d'austérité et de privatisation que nous lui avons concocté».

Les gouvernements, impuissants, cèdent généralement à cette pression internationale, provenant pour beaucoup des agences de notation, ces organisations supra-démocratiques qui n'ont de comptes à rendre à personne, mais dont les décisions, non sollicitées, de modifier à la baisse la cote de crédit d'un pays font basculer dans la pauvreté des pans entiers d'une population.

La norme veut donc que tous les partis politiques, une fois au pouvoir, doivent mettre en place une politique d'austérité, et cela sans nécessiter l'approbation populaire, comme cela s'est produit au Québec avec le Parti libéral de Philippe Couillard.

Devant l'entêtement du gouvernement grec d'aller à l'encontre de cette norme, de refuser l'usurpation de son pouvoir par la technocratie de l'économie internationale et de vouloir faire ce pour quoi il a été élu, soit de mettre fin à la politique économique néolibérale désastreuse, les leaders européens et du FMI n'ont pas perdu de temps pour traiter ce gouvernement de gauche d'irrationnel, d'idéologique, d'immature, d'irresponsable.

La pression économique, politique et médiatique que subit le gouvernement du parti Syriza est immense, et c'est tout à son honneur qu'il n'ait pas flanché, là où tous les partis soi-disant de gauche en Occident, une fois au pouvoir, ont accepté le caractère apparemment inéluctable, voire naturel, d'une politique économique néolibérale (diminution de l'impôt des entreprises et des particuliers, déréglementation des marchés, libre-échange, privatisation des services publics, austérité budgétaire, priorité mise sur un type de développement économique peu profitable aux populations).

C'est aussi à son honneur qu'il soumette la question par référendum à sa population, car c'est ce que font les vrais leaders démocrates: consulter leur population sur des enjeux majeurs, car c'est cette dernière qui, du moins en théorie, est supposée être la détentrice de la souveraineté en régime démocratique. Les commentaires négatifs des dirigeants européens et du FMI face à ce référendum qualifié d'irresponsable, voire d'illégal, représentent bien le visage autoritaire, oligarchique et dogmatique des leaders du «monde démocratique»: ils parlent au nom du peuple, se disent démocrates, mais méprisent le peuple et le tiennent à l'écart des décisions d'importance car, selon leur prétention, eux seuls ont la compétence nécessaire pour trancher les grands enjeux qui touchent tout le monde.

Or, on ne peut manquer de voir ici une confusion fondamentale. En effet, la démocratie n'est pas le régime qui garantit que telle décision sera prise, mais celui qui dit qu'après un large débat public où s'affrontent l'ensemble des intérêts en jeu, le peuple aura son mot à dire sur ces décisions qui le concerne.

Comme le soulignait le philosophe André Bellon («Pas de démocratie sans conflit», Le Monde diplomatique, juin 2009): «La démocratie n'est pas une méthode pour exprimer un consensus, mais pour trancher les dissensus.»

Dans les immenses États modernes composés de millions de citoyens (ce qui les apparente davantage à des empires), il n'est pas réaliste de penser que le peuple puisse se réunir, débattre et décider sur tous les enjeux comme dans l'Athènes classique. Il doit donc déléguer temporairement une partie de son pouvoir à des représentants qu'il aura choisis pour une durée déterminée et qui, imputables, devront lui rendre des comptes. Si pour la politique quotidienne, les représentants gouvernent en s'appuyant sur le mandat reçu du peuple, pour les décisions majeures, il est par contre attendu d'un régime démocratique que sa population soit consultée par référendum.

Car la légitimité de pouvoir décider en démocratie n'est pas liée à la détention d'une compétence particulière (celle des technocrates européens par exemple), ni à la production de décisions particulières (comme des politiques économiques néolibérales). En démocratie, il n'est pas supposé y avoir de titre à gouverner (argent, compétence, naissance noble, force) puisque doit régner théoriquement l'égale possibilité de tous de gouverner, et ce régime est une procédure (et non un ensemble de politiques déterminées) qui sert à produire des décisions qui auront le support d'une véritable majorité de la population.

Dès lors, on peut se demander ce qui est responsable pour un gouvernement: se laisser dicter de l'extérieur une politique budgétaire qui sème la misère dans un peuple qui ne l'a pas voulue, ou assumer son mandat de représentant du peuple qui l'a élu et défendre les intérêts de ce dernier? Car si la politique économique néolibérale est signe de responsabilité, et que cette dernière sème la pauvreté et la destruction environnementale, on peut conclure que cette responsabilité relève d'une entreprise antidémocratique et d'une psychopathie destructrice.

À ce sujet, comme le souligne le journaliste Pierre Rimbert, «À aucun prix l'Europe conservatrice ne laisserait poindre la perspective d'une autre voie possible, fût-elle sobrement sociale-démocrate comme le programme de Syriza.» Voilà pour la «démocratie» européenne, qui ne peut que confirmer le consensus décidé par d'autres, notamment ses créanciers. Le gouvernement Syriza est donc coupable, selon cette perspective, de «vouloir rompre l'enchaînement des prêts destinés à rembourser d'autres prêts, eux-mêmes octroyés au prix d'une austérité qui provoque l'effondrement de l'économie et des conditions de vie.» (Pierre Rimbert, «Syriza delenda est», Le Monde diplomatique, juillet 2015).

Lorsque les grands dirigeants occidentaux prônent une raison qui est déraison et conçoivent une responsabilité démocratique qui est antidémocratique, nous avons collectivement des motifs sérieux de nous inquiéter de la direction du navire et de nous demander si nos capitaines ne nous amènent pas, petit à petit, dans un gouffre au nom de la responsabilité démocratique, du sens des réalités et de leur (in)compétence à gouverner.

On peut se demander s'il n'est pas temps de renvoyer tous nos capitaines avant d'atteindre ce gouffre, puis de trouver un autre moyen de se donner des gouvernements que nous contrôleront vraiment et qui seront véritablement représentatifs, des gouvernements qui n'auront pas la prétention d'agir en notre nom pour des choix dont nous ne voulons pas et qui ne nous servent pas collectivement.

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