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Comment la violence étudiante est devenue un thème public récurrent

Une société qui étouffe toute contestation, plutôt que d'y voir un moyen de progresser collectivement vers un meilleur vivre-ensemble, se condamne à la sclérose.
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« Saccage ou grabuge à l'UQAM », titraient les journaux québécois le vendredi 10 avril pour parler des violents casseurs cagoulés qui ont manifesté leur pulsion destructrice (sans se demander si la « casse » a précédé l'intervention des policiers ou s'il peut y avoir des raisons expliquant le port d'une cagoule). Narration journalistique typique liée au thème du saccage : « les policiers ont dû intervenir »... Vraiment? Pour des levées de cours comme il s'en fait au Québec depuis 60 ans? En invoquant la « nécessité » de l'intervention policière, n'est-ce pas une façon de justifier d'emblée toute manifestation du pouvoir répressif de l'État sans se poser de question?

La suite n'est pas mieux : Anne-Marie Dussault demande bêtement à un porte-parole étudiant de « condamner la violence et les cagoules » jeudi soir. Une journaliste de l'émission de radio C'est pas trop tôt reproche vendredi matin au recteur de l'UQAM, Robert Proulx, d'avoir tardé avant de demander l'intervention de la police face à la violence de commandos cagoulés. Les journalistes, chiens de garde de la démocratie? Mais ne devraient-ils pas être davantage critiques envers le pouvoir public qu'envers ceux et celles qui le contestent?

Le thème de la violence (et de la cagoule) est donc bien présent dans notre actualité. Or, puisque nous n'avons pas connu la période mouvementée des années 1960-1970 au Québec, nous manquons de point de comparaison pour évaluer à sa juste mesure le niveau de violence politique que représente une levée de cours. Le problème relève d'un manque de perspective des journalistes qui en viennent à relayer la propagande gouvernementale.

En effet, on se rappellera qu'en 2012, les libéraux sous Jean Charest avaient innové en étant le premier gouvernement du Québec, depuis les années 1960, à ne pas reconnaître comme légitime une grève étudiante décrite comme un « boycottage ». Ils avaient aussi innové en associant systématiquement le mouvement étudiant à l'intimidation, à la violence. Charest et ses stratèges ont réussi à imposer ce discours dans l'espace public et il est devenu le mantra des médias.

D'ailleurs, toute personne interviewée et suspecte de sympathies pour la cause étudiante doit, depuis lors, commencer son entrevue en rendant hommage à ce mantra et condamner sans équivoque la violence étudiante. Par contre, on ne demande pas au recteur de l'UQAM de condamner d'emblée la violence de ses agents de sécurité envers les étudiant(e)s. On ne demande pas non plus à un membre du gouvernement de condamner sans équivoque la violence policière. Pourquoi? Parce que cette violence institutionnelle n'en serait pas une puisqu'elle vise à restaurer les libertés individuelles des personnes qui se sont désolidarisées d'une action collective?

Selon l'idéologie libérale individualiste exacerbée de Charest, toutes les actions collectives non-étatiques violent les libertés individuelles. Dans la même veine, un juge de la Cour supérieure du Québec, Gaétan Dumas, avait écrit en 2012 que la grève étudiante était comme « tout autre boycottage qui pourrait être organisé contre un fabricant de jus de raisin ». Le droit à l'éducation étant ainsi devenu le droit d'avoir accès au bien de consommation (un jus de raisin) pour lequel un(e) client(e) avait déboursé un montant d'argent. Ainsi, l'intervention de l'agent de sécurité ou du policier permet à chaque étudiant(e) de boire son jus de raisin en paix.

En bon héritier de l'ère Charest, l'actuel premier ministre libéral Philippe Couillard a repris à son compte en 2015 cette conception libérale individualiste de la grève étudiante comme un boycottage, faisant sien le discours sur la violence étudiante et réduisant aussi l'éducation à un bien de consommation. À travers ce prisme, la grève fait figure de violence et de répression collective des libertés individuelles de « client(e)s » qui n'ont plus accès à leurs locaux de classe pour y recevoir l'enseignement (le jus de raisin) pour lequel ils et elles ont payé. Le droit à l'éducation, sanctionné notamment par le droit international, est ici détourné de son objectif et utilisé comme arme rhétorique pour servir les fins politiques du gouvernement.

En effet, le droit à l'éducation ne se résume pas au droit d'avoir physiquement accès à ses locaux de classe à un moment précis comme s'il s'agissait d'un banal service commercial. Le droit à l'éducation renvoie plutôt à la possibilité d'une éducation libre et gratuite universelle de la maternelle à l'université. La politique d'austérité du gouvernement libéral met donc à mal le véritable droit à l'éducation. C'est pourquoi, pour justifier ses coupures en éducation, le gouvernement réduit le « droit à l'éducation » (reconnu en droit international) à un « droit commercial et individuel ». Le gouvernement détourne ainsi un principe noble et large - le droit à l'éducation - en une arme rhétorique politique qui relève du sophisme et de la mesquinerie. Car pour l'exécutif, s'opposer collectivement au « droit commercial et individuel à l'accès à l'éducation » au nom du « droit à l'éducation » est un comportement violent inacceptable.

La rhétorique répressive du gouvernement face aux étudiant(e)s, qui consiste à décrire leurs actions collectives comme oppressives et inacceptables, mènera sans doute les stratèges libéraux à qualifier de violentes les grèves des grandes centrales syndicales à l'automne 2015. Cependant, que des organisations (comme un syndicat étudiant) ne puissent plus prendre des décisions collectives et assurer qu'elles soient appliquées à l'ensemble de leurs membres signifie leur impuissance face à d'autres organisations, l'État et le patronat, dont on ne remet pas en cause la violence des procédés qui est pourtant bien réelle.

Car qu'est-ce que l'État, si ce n'est une organisation collective qui prend des décisions, à travers ses organes législatifs et exécutifs, et qui contraint la population à les respecter, grâce notamment à ses organes répressifs judiciaires et policiers? Qu'est-ce que le patronat, si ce n'est l'ensemble des entreprises du Québec qui sont autant de petits États oligarchiques qui prennent des décisions et forcent leur respect, soit par des sanctions, des menaces de fermeture, de délocalisation ou des lock-out?

Cela revient à dire que toutes les organisations (syndicat, État, patronat) existent parce qu'elles peuvent prendre des décisions collectives et contraindre l'ensemble des personnes visées à les respecter. Dans le discours public, il appert que seuls l'État et le patronat sont considérés comme des organisations dont l'application des décisions collectives est non-violente et respectueuse des libertés individuelles.

C'est naïveté ou hypocrisie de condamner les violences syndicales, mais de ne pas considérer les actions répressives de l'État ou du patronat. Cela est sans compter cette violence structurelle qu'est l'accaparement croissant par une minorité de la richesse produite collectivement. Si l'on parle de violence, il faut voir et soupeser les deux côtés de la médaille, sinon on se condamne à n'être qu'au service des pouvoirs établis.

Si le gouvernement, qui tient le gouvernail de l'État, impose de manière unilatérale une diminution des fonds alloués aux universités, affectant négativement la vie des personnes qui y travaillent et y étudient, on parlera d'une décision légitime. Si des étudiant(e)s cherchent à créer un mouvement social pour s'opposer à ces coupures unilatérales, en faisant grève (ce qui implique de faire respecter cette décision collective par la levée des cours), leurs décisions et actions seront décrites comme illégitimes, violentes et contraires aux libertés individuelles. Ainsi, la répression que les étudiant(e)s subiront par la police, les tribunaux, les agences de sécurité et les administrations universitaires sera légitime et non perçue comme violente, car cherchant à préserver les libertés individuelles (le droit de boire son jus de raisin en paix). Mais c'est mal comprendre ce qu'est l'autorité publique et ses modes d'action.

En effet, si le sociologue Max Weber a décrit l'État comme le monopole de la violence légitime, il n'a jamais dit que l'action de l'État n'était pas violente. La légitimité de la violence étatique ne la rend pas moins violente dans les faits, mais l'occulte dans les esprits. Censée protéger les libertés individuelles, l'action de l'État moderne ne serait pas perçue comme violente, seule celle des syndicats, menaçant ces libertés individuelles, le serait. Or, condamner toute violence politique collective non-étatique (même limitée comme une grève) au nom des libertés individuelles, c'est jouer le jeu des personnes au contrôle des institutions de pouvoir dont les actions ne sont pas perçues comme violentes.

La réprobation de toutes les formes de violence est sans contredit une avancée. Cependant, il faut collectivement prendre garde que cette sensibilité ne soit à deux vitesses et ne devienne un nouveau conformisme conservateur où l'on condamnerait toutes grèves comme une violence inacceptable et l'on applaudirait les policiers à chaque fois qu'ils matraquent et procèdent à l'arrestation de grévistes qui ont cherché, comme moyen de lutte contre les pouvoirs établis, à faire respecter des décisions collectives.

Une société qui étouffe toute contestation, plutôt que d'y voir un moyen de progresser collectivement vers un meilleur vivre-ensemble, se condamne à la sclérose et encourage l'apparition de moyens de lutte plus violents. Il y a donc un réel débat public lucide à avoir sur la violence politique pour déterminer quel type de violence est acceptable, car limitée, et quel type de violence politique est condamnable, car excessive. Je ne crois pas cependant que les autorités sont en mesure de dicter les paramètres de ce débat, car elles seraient à la fois juges et parties.

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