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Expliquer l'horreur: ma délicate journée de prof après les attentats

Ils me poseront la question, c'est sûr. Comme à chaque fois que la terreur s'immisce dans le réel.
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J'ignore si les paroles podcastées d'après minuit de Milan Kundera avaient eu une quelconque influence pendant mon sommeil. Mais ce mardi matin 22 mars, je ne voulais pas me lever. Un pressentiment. J'aurais dû me réjouir pourtant. Dans quelques heures, je ferai noter dans les agendas de mes élèves de 5ème les devoirs des vacances, précédés de l'une de mes recommandations favorites : «Je ne dois surtout pas oublier de rêver...»

Cela ne s'est pas déroulé exactement comme je l'avais prévu.

Changement de programme. Ce matin est un cauchemar. Encore une fois. De plus. De trop. Les sons aigus de mon portable se succèdent. Avec précipitation. Curieux pour un mardi alors qu'il n'est pas encore 8 heures. L'écran de mon phone pas si smart s'obscurcit. Un brouillard de mots. Confus. Bruxelles... attentat... 11 morts... aéroport... une trentaine de blessés... bilan. C'est le blanc. Le trou noir d'un instant. Et puis ces dizaines de têtes jaunes en pleurs, avalanche d'émoticônes sans voix suivis de points de suspension. Non, ce matin, je ne veux pas me lever.

Un ami journaliste me tweete depuis l'Irak : tu as vu? Bruxelles!!! Il m'envoie les détails et les premières images de l'horreur. Paradoxe d'un monde qui tourne à l'envers et où toutes les aiguilles pointent de concert à la même heure : celle de la barbarie. Oiseau bleu de malheurs et de terrorisme mondialisé. Je n'ai pas la force d'en lire davantage. Je voudrais disparaître dans mon refuge. Ellipse.

Les sacs se bousculent dans les escaliers, l'excitation des ados à son paroxysme et le brouhaha joyeux que je n'entends pas emplit les classes, absorbant ma tristesse silencieuse. Je fais distribuer les livres avec une solennité inhabituelle qu'ils ne remarquent pas. Page 34. Chapitre 3. Suspense... Les loups de la meute vont-ils dévorer Henry, affaibli et resté seul après la mort de son compagnon d'infortune Bill, englouti la veille? Leurs yeux sont pétillants. Comme ceux de Croc-Blanc sur la première de couverture. Un bleu magnifique. Hypnotique.

Jack London a eu raison de mon angoisse et je me retrouve enfin. Les mots sortent de ma bouche les uns après les autres, claquent et virevoltent au détour des pages. Mes inflexions dansent et jouent avec les syllabes telle une comédienne inspirée devant son auditoire. J'aime lire. À haute voix. Mais aujourd'hui, je la sens fébrile, plus qu'hier. Un besoin irrépressible de remplir les instants pour ne pas penser.

Ils me poseront la question, c'est sûr. Comme à chaque fois que la terreur s'immisce dans le réel. Au-delà des lignes immobiles des récits vivants et haletants. Je sens que cette fois, je n'aurai pas la force de leur expliquer l'inexplicable. Non, pas cette fois. Je n'aurai pas la force de leur dire que la cruauté des loups est bien plus inoffensive que celle de certains humains. Des louveteaux en perdition, aux dents de lait acérées, le cerveau en couteaux aiguisés, une bombe à la place du cœur, des lames dans l'âme.

Non, je n'ai pas la force de leur confier que j'ai peur et que je me sens fragile. Tout ce dont je me sens capable, c'est de poursuivre ma lecture.

Moi aussi, je ne dois pas oublier mon rêve : celui de les transporter vers l'ailleurs.

La sonnette retentit. Bonnes vacances Madaaaammmmeee! Bonnes vacances à vous, les kids. J'ai confiance. Ils reviendront la mine enjouée et m'offriront, à leur tour, les mots sortis tout droit de leurs rêves. Vivement lundi!

Ce billet a initialement été publié sur le Huffington Post France.

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