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Un Noël de flic

J'avais déjà presque huit mois de police derrière la cravate, c'est Noël et je travaille de nuit au poste 1, celui du Vieux-Montréal.
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J'avais déjà presque huit mois de police derrière la cravate, c'est Noël et je travaille de nuit. Au poste 1, celui du Vieux-Montréal, Jean-Charles, notre sergent, monte les tables pour le simili réveillon. Jean-Guy, tourne clé pour l'occasion, s'est muni d'un tablier multicolore et brasse les chaudrons, veillant bien à ce que rien ne colle ou ne crame.

La petite troupe, car elle est petite cette troupe, se prépare lentement à travailler. Les gars saluent les finissants à coups de joyeux Noël et tout le monde a le cœur à la fête. Voyant que tout ce beau monde traîne un peu, le lieutenant Paquin, un vétéran de la dernière guerre, toussote bruyamment, ce qui nous fait comprendre qu'il est temps de partir.

Je me retrouve donc dehors avec quatre autres factionnaires, par un froid sibérien, à arpenter ce qui sera plus tard détruit pour construire l'autoroute Ville-Marie. J'ai la faction la plus plate et tranquille de ce secteur, celle qui longe le Champs-de-Mars, entre les rues Sanguinet et St-Laurent, et qui monte jusqu'à rue Dorchester*. Mis à part les rats et les pigeons, rien ne bouge dans ce quadrilatère. Pas de restos ouverts sur la Main ni ailleurs dans le coin. Si tu veux te réchauffer, il y a toujours la buanderie de l'hôpital Saint-Luc où un peu de chaleur sort par la tuyauterie. Mais il faut compter avec les sans-abri malchanceux, ceux qui n'ont pas pu entrer au Mission ou au logging à 30 sous.

Alors que je traîne mes godasses tout en rêvassant, j'entends des cris venant de l'ancienne caserne militaire devenue prison, coin de Bullion. Je m'approche pour entendre la voix de quelques prisonniers.

- Hey la police... Joyeux Noël !

- Salut les gars... Heu... Bon Noël à vous autres aussi.

Les échanges vont bon train, j'ai finalement une centaine de gars aux fenêtres grillagées qui s'époumonent. Je fais signe de la main retourne des vœux et, vaincu par le froid, je cherche un peu de chaleur. Tiens, pourquoi pas Chinatown. Je sais, ce n'est pas dans mon secteur, mais qui va s'en offusquer ? Ce n'est qu'à un coin de rue de la fin de mon secteur.

Je me retrouve donc au chic Welcome café, un bouge un peu sale, assez graisseux, ou règne en permanence une odeur de graillon faite d'ail et d'huile datant de temps ancestraux. Ici, tout est gris : les murs, les tables, les tabourets, le comptoir et même les tuiles du plancher. Le tout est agrémenté par de gentilles bestioles sur lesquelles on prend des paris. Il y a longtemps qu'on ne fait plus attention aux cafards et comme c'est le seul restaurant ouvert, on ne va pas chipoter pour ces petits détails.

Tom, un Chinois millénaire, presque nain, vient servir sans dire un mot. Autour de moi, quelques chauffeurs de taxi mangent sans trop parler. Dans un coin, il y a Roland, un sans-abri qui finit un bol de riz blanc, c'est tout ce que son estomac lui permet, l'alcool a tout brûlé. Il ne passera pas l'année.

Deux autres flics se joignent à moi, Serge et Sylvain, les chanceux ont le clos de la ville dans leur secteur et ils peuvent se réchauffer à leur guise. Mais il n'y a pas de café et de nuit, ce précieux breuvage, tout comme un carburant, nous fait avancer. On jase un peu. Comme à son habitude, Serge nous saoule de ses exploits passés dans la marine. Il est plus vieux que nous de quelques années et croit être un leader. J'en suis à l'écouter d'une oreille distraite. Plus loin, un vieil homme tout dépenaillé s'installe à côté de Roland, je les entends marmonner sans pouvoir comprendre. Le nouveau venu lui tapote gentiment le dos et je le vois prendre le pouls de son compagnon. La situation m'intrigue un peu.

J'attends le départ de mes deux confrères pour m'approcher des deux itinérants.

- Bonjour... Je regardais faire et...

Le vieil homme me fixe d'un regard triste malgré un sourire invitant.

- Je veux juste voir comment il va.

Je ne le savais pas, mais cet homme un peu tordu par le temps et l'alcool avait été médecin dans une vie meilleure. Il avait tout perdu, femme et enfants. L'alcool avait tout emporté. Il errait maintenant de banc en banc, de parc en parc, de bouges en bouges et se servait de ce qu'il lui restait de santé pour aider ceux qui, comme lui, étaient laissés pour compte. Un peu à la gêne, je sortis tout ce qui me restait en monnaie pour payer le repas des deux hommes. Ce n'était pas grand-chose, mais c'était un geste.

Sauf pour le réveillon, le reste de la nuit fut tranquille. C'est drôle, ces petites rencontres ont fait de moi ce que je suis maintenant. Un sans-abri à la fin de sa vie donnait encore du temps à un autre plus mal pris que lui. Belle leçon d'humanité.

* La rue Dorchester est depuis devenue le boulevard René Levesque. Elle reprend son nom dans Westmount.

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