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Je n'avais que quelques semaines de police à mon actif quand, pour la première fois, j'ai rencontré Maringouin. Drôle de nom pour un bonhomme de deux cent vingt livres.
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Je n'avais que quelques semaines de police à mon actif quand, pour la première fois, j'ai rencontré Maringouin. Drôle de nom pour un bonhomme de deux cent vingt livres. Je me retrouvais au beau milieu d'un groupe de robineux buvant du St-Georges agrémenté d'alcool à friction. Ils étaient six ou sept bonshommes, un peu ivres et très sales. Ils avaient tous au moins quarante ans, alors que je n'en avais que vingt. Ils en avaient vu passer des flics dans leur vie et je n'allais pas les impressionner.

«T'en veux-tu constable ?»

Le bonhomme qui m'offrit cette bibine était encore plus crasseux que les autres. Il me passa ostensiblement la bouteille dans la figure pour me narguer. Ce SDF n'avait pas tellement de respect pour ce que je représentais. Je m'éclipsai prudemment. Pas que j'avais peur d'eux, mais comme il faut remplir une tonne de rapports à chaque arrestation, vaut mieux qu'elles en vaillent la peine. Tout ce que je savais de lui, un surnom... Maringouin. Personne ne pouvait me dire pourquoi.

Plus tard dans la soirée, l'officier me força à intervenir. Faut dire que lorsque les robineux se retrouvaient couchés presque dans le milieu de la Main, il était temps de s'en mêler avec tact. Maringouin pouvait provoquer de belles bagarres. Ce bonhomme fort comme un cheval n'avait d'égal que Ti Man Auger, un autre illustre sans logis aimant bien se payer un flic ou deux les soirs de beuveries.

Cette fois, Maringouin fit face au gros Pierre A., un policier d'une force au moins égale à la sienne. Une chance, sinon je me serais retrouvé sur le cul assez rapidement.

(On rentrait nos robineux en cellules à cette époque. Ils y cuvaient leur alcool et au matin, on les retournait dehors après deux toasts et un café. Pas question de les accuser, ils auraient eu une amende. Ils ne l'auraient pas payée et nous aurions fait quoi? Alors mon lieutenant, en bon père de famille, ouvrait les portes des cellules jusqu'au lendemain soir.)

Quelques années plus tard, en plein hiver, je reçus un appel pour un vol dans un stationnement de la ville. Étant tout près, nous croyions pouvoir faire l'arrestation du voleur avant qu'il ne se sauve. Alors c'est à toute vitesse que le grand Denis fonça vers le stationnement, à côté du 750 Bonsecours. Là, un homme transi de froid nous fit de grands signes.

- C'est moé constables, c'est moé qui a fait le vol.

Maringouin, sourire de circonstance, nous montra la vitre fracassée et quelques dollars en monnaie qu'il avait récupérés. Le pauvre avait même une bonne coupure à la main.

- Tu vas m'arrêter, hein?

Nous avions de la preuve et un suspect ravi. Maringouin resta à sautiller et se frapper les bras pour se réchauffer.

- J'peux-tu monter dans le char?

Le gros homme fut ramassé, espérant être détenu pour le reste de l'hiver. Ça aussi ça faisait partie des traditions. Être détenu pour trois mois au moins, passer décembre, fêter Noël au chaud, sortir en mars en même temps que les oiseaux. Et Maringouin allait retrouver sa gang !

Avec les années, je le vis de moins en moins. Je savais qu'il était toujours dans le coin, mais, à plus de soixante ans dans ce métier-là, il devenait un vieux routier. Les jeunes policiers me parlaient d'un vieux bonhomme qui tentait de se battre avec eux, n'ayant aucun respect pour l'uniforme. Je reconnaissais bien Maringouin. Mais comment expliquer à des petits gars de vingt ans qu'avec un peu de patience et de compassion, ils arriveraient à faire de lui un allié?

- Pis y pue en ostie ton robineux!

Hé oui, Maringouin n'allait pas changer sa vie pour leur faire plaisir. Du moment où il buvait son alcool à friction, la terre pouvait s'écrouler.

Je fus nommé sergent détective et muté dans l'Ouest de la ville. Je ne revis plus mon vieil ami. Pourtant, un jour où j'étais avec Louise, ma compagne, je m'arrêtai sur la Catherine pour acheter un truc. Nous étions dans le magasin quand la porte s'ouvrit. Un vieux bonhomme dégageant une odeur que je reconnaissais entra quémander quelques sous. Le propriétaire allait le chasser quand j'intervins.

- Salut Maringouin.

Le vieillard qu'il était devenu me scruta soigneusement de son œil resté valide, il semblait chercher dans ses souvenirs embués d'alcool, puis...

- La police

Pendant plus de trente minutes, on se paya une jasette entre vieux amis. Maringouin me montra ses nombreuses opérations. Il avait le ventre comme un damier, le cœur, le foie, les intestins. Son œil droit était tout blanc, le gauche avait un début de cataracte, ses bras découpés de cicatrices, mais demeurait bien droit, malgré ses soixante et onze ans et quarante ans d'errance.

- J'me bats plus comme avant t'sé !

Il me restait quelques pièces et je n'allais pas me priver de lui faire plaisir. Maringouin avait un peu parlé avec Louise. Je crois que les femmes le mettaient un peu mal à l'aise. Faut dire que la senteur pouvait décourager. Nous étions repartis chacun de notre côté, après une vraie poignée de main et un sourire d'homme fatigué, mais fier.

Le vieux routier fut retrouvé un matin frisquet d'automne. Il s'était endormi sur un banc de parc. Il avait vécu comme ça et mourut comme ça. Je l'aimais bien ce bonhomme.

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