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Les intellos, du courage au «Like»

Où sont-ils ces intellectuels qui osent, chez nous, prendre le parti du courage? Ils sont hélas rarissimes! Mais nous sommes d'avis que cette apparente couardise, ou lâcheté si on préfère, n'est pas qu'un acte individuel, mais plutôt le résultat d'une culture collective.
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La figure de l'intellectuel est généralement incarnée par l'affaire Dreyfus lorsqu'Émile Zola publie, à la fin du 19e siècle, son célèbre article J'accuse, une lettre ouverte au président de la République française dans laquelle il se portait à la défense d'Alfred Dreyfus, un militaire français de confession juive accusé injustement d'avoir divulgué des informations à l'Allemagne. Par ce geste qui allait à contre-courant d'un antisémitisme généralisé, l'auteur de Germinal prenait un risque courageux motivé non par des ambitions personnelles, mais par une volonté absolue de voir la vérité triompher. Les événements donnèrent raison à Zola, qui ne fut cependant pas en mesure, hélas, de savourer sa victoire (1).

Après Zola, d'autres grands intellectuels firent également le pari de la conviction avant tout. Parmi eux, citons Malraux, qui prit les armes pendant la guerre d'Espagne, et Camus, ancien membre du parti communiste algérien qui n'hésita pas à dénoncer à la fois la figure caricaturale du pied-noir et l'exploitation à l'endroit des musulmans, tout en s'en prenant aux actions terroristes du Front de libération nationale (FLN, Algérie). De son côté, Edward Saïd, membre du Conseil national palestinien, décria avec ténacité la dérive autoritaire de l'ancien dirigeant palestinien Yasser Arafat. Sans parler de la courageuse Hannah Arendt qui vit tout un pan de ses coreligionnaires juifs s'en prendre à elle lorsqu'en 1963, elle rendit public son concept de « banalité du mal » (et non de banalisation, comme on l'a souvent interprété erronément) au sujet des atrocités nazies.

Du courageux au spectaculaire

Encore aujourd'hui, et plus que jamais, cette prise de la parole par principe sur la place publique est essentielle dans une démocratie. C'est du choc des idées que jaillit la lumière. Cependant, avec l'arrivée des médias sociaux, la société du spectacle semble avoir atteint son paroxysme. Comme dans le célèbre énoncé d'Andy Warhol, histoire de célébrer enfin leurs 15 minutes de gloire, certains intellectuels autoproclamés succombent aux vertiges de l'instantané et du m'as-tu-vu, style BHL (Bernard-Henri Lévy, pour les non-initiés). Hélas, ces critiques/poseurs qui s'expriment sur l'agora ne sont pas toujours des monuments de courage. Loin s'en faut. Sombrant souvent dans le sensationnalisme, trop de nos «penseurs» ont alors la fâcheuse manie de défoncer des portes ouvertes en faisant mine de s'indigner haut et fort alors que dans les faits, ils ne prennent aucun risque.

Il est aisé de s'émouvoir devant des manifestations de racisme, de sexisme ou de violence à l'égard des enfants, mais plus difficile et plus ardu de prendre des positions qui ne feront pas nécessairement l'unanimité. Par exemple, qui défendrait la mort tragique des enfants gazaouis? Personne de moindrement humain. Par contre, où sont-ils ces libres penseurs toujours prompts à émettre des opinions lorsque le sujet à analyser conduit à se faire des ennemis? Quand la prise de position nécessite que l'on ne puisse plus se taire ou se réfugier derrière la désignation d'un bouc émissaire (2)?

Ainsi, les défenseurs de l'ancien projet de loi 60 (la Charte) sont-ils « des racistes »? Évidemment! Et, a contrario, les opposants audit projet sont « des multiculturalistes trudeauistes »! Allons, allons, ça serait bien trop simple!

Pourtant, ce genre d'accusations non étayées résume en peu de mot le type de rhétorique qui ne servait au fond qu'à disqualifier d'emblée l'adversaire. Allez hop, une petite indignation bien sentie et en avant pour la valse du retweet, des bravos, des likes et, avec un peu de chance, un « débat » avec un des fast-thinkers du moment à Radio-Canada!

Plus courageuse est toutefois la position à la fois critique et nuancée. Elle suppose une analyse qui se penche sur divers aspects d'un problème donné. Elle requiert une capacité de comprendre le raisonnement de l'autre, de l'« ennemi ». Elle nécessite aussi (et peut-être surtout) une critique du discours qui domine au sein de sa propre famille idéologique, comme l'ont fait, d'ailleurs, les grands intellectuels évoqués plus haut.

Le rôle de l'intellectuel?

Mais qu'est-ce donc alors un intellectuel, dans le sens noble du mot? Pour Camus, il ne faut pas « attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales. La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. » (3) Certes, nous n'avons pas la prétention de nous poser en donneur de leçons, mais force est de constater que tous les penseurs précédemment cités incarnaient le noble statut d'« intellectuel engagé », puisque la seule recherche de la vérité, notamment par la critique (et l'autocritique) sans compromissions, fut le moteur de leurs actions.

Où sont-ils ces intellectuels (4) qui osent, chez nous, prendre ce parti du courage? Ils sont hélas rarissimes! Mais nous sommes d'avis que cette apparente couardise, ou lâcheté si on préfère, n'est pas qu'un acte individuel, mais plutôt le résultat d'une culture collective. Nous savons comment, dans un contexte d'incertitude, il est ardu de prendre la parole. Mais nous estimons que l'origine du problème est plus profondément enfouie dans la psyché d'une collectivité dominée par la peur. C'est bien connu, au Québec, on n'a jamais aimé la chicane. Les femmes et les hommes des minorités peinent à prendre leur place, tandis que la majorité se voit comme une minorité. Deux paradoxes défendables selon l'angle d'observation. Une certitude cependant : la peur de déplaire à la «famille» et aux amis est une des grandes causes de ce blocage intellectuel inhérent au Québec.

Nous ne voyons pas la figure de l'intellectuel tel un Don Quichotte pour autant. Il existe des exemples concrets de femmes et d'hommes qui n'hésitent pas à prendre position. Ils constituent des exemples d'espoir. Par leurs prises de parole, ils donnent de la consistance à un discours critique au-delà de leurs convictions, qui peuvent être de gauche comme de droite. Ainsi, le professeur et auteur Jean-Marc Piotte pourrait aisément incarner cette figure de l'intellectuel qui n'a jamais hésité à remettre en question ses certitudes, ainsi que celles des chapelles qui tenaient lieu de pensée, et cela en dépit de son discours de gauche. Mathieu Bock-Côté, quoi qu'on en dise, est aussi un exemple de l'intellectuel qui prend parti et n'hésite pas à susciter le débat avec un argumentaire soutenu, ancré à droite et dont il n'a jamais fait mystère. On retrouve plusieurs autres de ces intellectuels au Québec, mais leur discrétion, volontaire ou imposée, est des plus désolantes.

La figure de l'intellectuel n'est donc ni droite, ni de gauche, ni du centre : elle est celle du courage, de la volonté d'en découdre, par une critique impitoyable de toutes les évidences. C'est à cela, comme peuple, qu'il faut aspirer et c'est le rôle des intellectuels de nous tirer vers cet idéal, même entre deux likes sur Facebook!

(1) Émile Zola mourut en 1902 et le capitaine Dreyfus ne fut réhabilité qu'en 1906.

(2) On attend encore les habituels leaders d'opinion nous donner le la sur ce qu'il faudrait penser au sujet du projet de loi présenté par le fédéral, le 4 juin dernier, selon lequel il faut encadrer la prostitution en ciblant d'abord les clients.

(3) Albert Camus dans son célèbre Discours de Suède en 1957.

(4) Inutile de préciser que les chroniqueurs et animateurs populistes du style Jeff Fillion ou Richard Martineau, qui sont à la vie intellectuelle ce que la lutte/spectacle est aux sports de combat, ne sauraient être retenus ici.

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Avril 2018

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