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Les cochons heureux font-ils de la viande heureuse?

Les cochons heureux font-ils de la viande heureuse? Éleveur, je suis hanté par le fantôme de presque 2000 cochons heureux.
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Il est 5 heures du matin. Il fait -10°C dehors, et une tempête qui pourrait bien nous recouvrir de 40 centimètres de neige est à quelques kilomètres à peine. Dehors, dans ce pays des merveilles hivernal, se trouvent 250 cochons, dispersés dans la prairie dans des abris et une grange, nichés dans la chaleur et l'épaisseur de la paille, profondément endormis en tas, partageant leur chaleur corporelle et le confort social du contact physique.

Ce sont des cochons heureux. Ils sont, peut-être, aussi heureux qu'on puisse l'être. Après tout, tout ce dont ils pourraient avoir envie ou besoin est à portée de main, ou dans le cas présent, de sabot. Nourriture, abri, eau, air frais, espace pour vagabonder, courir, jouer, paille épaisse où s'enfouir. Ils ne manquent de rien, même au cœur de l'hiver.

Pendant qu'ils flânent dans leurs enclos et la cour, fouinant dans la neige et s'enfouissant jusqu'au sol gelé, ils laissent échapper un murmure constant de grognements silencieux exprimant leur contentement et laissant les autres cochons savoir où ils se trouvent. Les grognements silencieux vont et viennent entre les cochons toute la journée. C'est aussi apaisant que le son des cigales les soirs d'été.

Certains cochons, ceux dans la grange, où il fait le plus chaud et où la paille est la plus épaisse, ne pèsent que 20 kilos. D'autres font 70 kilos. Les plus gros pèsent plus de 130 kilos. Les gros sont tellement immunisés contre le froid que lorsqu'il fait -5°C et qu'il y a du soleil, ils plongent leur tête dans l'abreuvoir pendant que je le remplis et tentent de lécher l'eau qui coule de leur groin. Leurs expressions variées de contentement, de bonheur, sont contagieuses. Je ne quitte jamais un groupe de cochons dont j'étais en train de m'occuper, que ce soit en marchant ou sur le tracteur, sans sourire ou même, souvent, glousser à voix haute.

Dix des plus gros cochons vont mourir demain, non par ma main, mais à ma demande. Plus tard cet après-midi, pendant qu'ils feront la sieste, je les piégerai dans leur abri avec une série de panneaux. Ensuite, je reculerai la bétaillère jusqu'aux panneaux et créerai une sorte de pente sur laquelle je pourrai rassembler les cochons pour les faire monter. Une fois dans la bétaillère, je conduirai ces dix cochons, ces dix heureux cochons, à l'abattoir, où je les déchargerai dans un enclos d'attente. À cause de la tempête qui arrive, je ne peux pas les déposer demain, ce que je préférerais. À la place, ces cochons heureux devront passer la dernière nuit de leur vie malheureux, dans un enclos inconnu, bétonné, à l'odeur étrange, avant d'être menés un à un dans le convoyeur pour être rapidement abattus.

Avant 9 heures demain matin, le temps que je dégage la neige pour pouvoir nourrir et abreuver les heureux cochons restants, les dix que j'ai laissés à l'abattoir seront morts. Ils auront reçu un coup au cerveau avec un pistolet à projectile captif pour les rendre inconscients, puis un imposant couteau extrêmement aiguisé aura été enfoncé dans leur cœur encore palpitant pour en faire jaillir tout le sang porteur de vie qui avait circulé jusque-là dans leurs veines et leurs artères, répandant une épaisse flaque rouge sur le sol gris béton de l'abattoir. Vingt minutes après ils seront sans vie, découpés en deux moitiés et suspendus par chaque patte arrière à de longs crochets brillants en acier inoxydable attachés à un rail par une roue pour que les cochons puissent être glissés dans la chambre froide et que leurs corps, leurs carcasses, encore tièdes de la vie qui leur a été retirée pour que l'on puisse manger leur viande, puisse être refroidie à moins de 4°C, comme prescrit par le département de l'agriculture des États-Unis. Leurs yeux si humains, qui de leur vie vous observent avec une évidente intelligence, seront immobiles et froids comme des billes.

Dans le discours actuel, les cochons heureux sont l'alternative idéale aux cochons misérables et maltraités élevés dans les élevages industriels. Les cochons heureux font de la viande heureuse, et la viande heureuse a bon goût. Nous devrions avoir bonne conscience de manger de la viande heureuse.

De la viande heureuse, vraiment ? Je suis hanté par le fantôme de presque 2000 cochons heureux.

(Il y a un mois environ, j'ai eu ma dernière crise de conscience, en dix ans de crises de conscience plus ou moins intenses. Après avoir abandonné le dernier vestige de ce qui semblait être une justification légitime, le bonheur suivi d'une mort rapide et indolore, je suis devenu végétarien. J'en suis maintenant aux premiers pas du processus compliqué consistant à mettre fin à ma carrière d'éleveur de cochons.)

Billet traduit par Brigitte Gothière.

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