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Le selfie, un dédale monstrueux

Si le sage était pour St Augustin un être bien ordonné, alors le selfiste est bien ce monstre qui rit de se voir toujours autre, toujours passager, à l'identité aussi éphémère qu'un post Facebook.
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Se prendre en selfie semble aujourd'hui être devenu aussi naturel et spontané que respirer ou cligner des yeux. Dès qu'il est avec quelqu'un, qu'il arrive quelque part, à chaque fois, qu'il "est" ou qu'il "fait", le sujet hypermoderne sort son téléphone intelligent et se prend en photo. Oui, mais pas seulement. Tel un Thésée contemporain, il quitte le réel pour se perdre dans un dédale imageant à la recherche de lui-même.

Mais cette quête n'aboutira qu'à la création de leurres de lui-même.

Tout d'abord le regard. Parce qu'il ne regarde plus ses yeux dans le miroir ni la lentille de son appareil, parce qu'il fixe son image sur l'écran LCD de son Smartphone, le regard du selfiste est toujours fuyant, un regard "de biais" (Bertrand Naivin, Selfie, un nouveau regard photographique, à partir en avril 2016 aux éditions L'Harmattan) qui ne croise jamais son propre regard, et encore moins celui de celui qui regardera la photo. Il devient alors à la fois imageant et imagé, regardant et regardé. Plus encore, alors qu'il porte son appareil à bout de bras devant lui, il est à la fois devant et dans l'appareil. De sorte qu'en même temps qu'il le tient, il se trouve simultanément contenu par lui à l'état d'image directe, une expérience bien différente du traditionnel autoportraitiste. Lorsqu'il se peint, l'artiste réalise en effet une image de lui qui, dans cette réalisation même, est à venir et apparaît progressivement, touche après touche. Le photographe quant à lui la découvrira plus tard, soit après que le film ait été révélé sur papier, soit directement sur l'écran de son APN. Le selfiste regarde quant à lui l'image qu'il prend dans une prise directe où photographier et visionner sont mêlés.

Mais parce que le téléphone intelligent n'est pas qu'un appareil photographique, parce qu'il y apporte une connexion continue à Internet et aux autres, le selfiste est également simultanément et instantanément devant son image et sur l'écran de la personne à qui il l'envoie. Lorsqu'il prend l'image, il sait déjà à qui il va l'envoyer, puisque c'est ce désir de communiquer qui a motivé le selfie qu'il est en train de produire. Comme l'a très bien évoqué André Gunthert dans L'image partagée, la photographie numérique (Paris, Textuel, 2015), le selfie est avant tout dialogique. On se prend en selfie pour statuer à un autre via MMS, email, ou réseaux sociaux ce qu'on fait, où et avec qui on est. Le selfie n'existe donc pas sans destinataire. Ce qui fait du selfiste, là encore, un être hybride entre réalité et virtualité, entre "ici et maintenant" et "là-bas et après".

Devant et dedans, ici et là-bas, imageant et imagé, le selfiste en devient alors monstrueux. En effet, est monstrueux ce qui échappe à toute classification, à toute désignation, mais également celui en qui ou ce en quoi règne le désordre formel ou identitaire. Les hommes-animaux qui fascinaient tant les cours de la Renaissance sont ainsi comme ces travestis que photographie dans les années soixante-dix Diane Arbus, des êtres qui sont dans un entre-deux (humain-animal, beau-laid, homme-femme) qui déroute et que l'on veut du coup montrer, terme qui dérive de la même racine latine que monstre (monstrum).

Cette indistinction est celle du Leviathan de la Bible. Le Nouveau Testament le présente en effet comme un animal "tortueux", un "dragon de la mer" (Isaïe 27.1). L'hébreu "Tannin" induit alors une parenté entre le "monstre" et le "dragon", tous deux créatures composites et hybrides. Le Léviathan est alors un monstre marin qui crache du feu et allie la souplesse d'un serpent à une cuirasse faite de "rangées de boucliers" (Job, 41.7). Eau et feu, mou et dur, il est ainsi une créature indistincte, hybride, tout comme le dragon est un animal qui vole et marche, nage et incendie.

Le selfiste est donc ce monstre qui fait glisser son doigt sur son écran pour actionner une technologie toute prométhéenne, qui s'envole à l'état de bits et de pixels et conjure les limites spatio-temporelles, qui est là et ailleurs, dans son corps et dans son écran, devant nous et sur internet, dans une absence de topos entre ici et ailleurs, entre réel et virtuel, entre humain et objet visuel. Monstrueux également dans une indistinction entre un soi personnel et un soi collectif, social, normé par les réseaux et appareils qu'il utilise, toujours caché derrière un masque selfique.

Montrer le monstrueux lui permet alors de l'organiser, l'inventorier, le classer. L'"indéfinition" identitaire de ce consommateur d'images et de versions de lui-même peut alors entrer dans des codes visuels que sont le "duckface", le "sellofie", et toutes ces autres poses collectives qui uniformisent cette pratique et font qu'au final, un selfie ressemble à n'importe quel autre selfie. Ces deux pratiques qui déforment le visage avec une moue exagérée ou l'usage de bandes de scotch sont par ailleurs remarquables en ce qu'elles produisent visuellement des monstres. Thésée semble alors s'être hybridé avec le Minotaure pour produire un nouveau Léviathan. Une créature qui se consomme elle-même, enfermée dans une fascination autodévorante d'elle-même, qui s'enferme dans du scotch ou dans une pose comme le selfiste dans l'écran de son smartphone.

Si le sage était pour St Augustin un être bien ordonné, alors le selfiste est bien ce monstre qui rit de se voir toujours autre, toujours passager, à l'identité aussi éphémère qu'un post Facebook.

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