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Réalité altérée

Qui n'a jamais voulu changer de corps pour expérimenter la vie dans un corps du sexe opposé, ou bien se projeter dans le corps d'un athlète?
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Qui n'a jamais voulu changer de corps pour expérimenter la vie dans un corps du sexe opposé, ou bien se projeter dans le corps d'un athlète? Sans aller jusqu'à ces fantasmes, expérimenter la vie d'une personne dépendante ou malvoyante, par des simulations physiques ou par le biais de jeux sérieux, peut aider le praticien à mieux comprendre le ressenti de son patient, à littéralement se mettre à sa place, à développer son empathie et donc à mieux prendre soin de lui. Combinant casques Oculus Rift et Kinnect, Yifei Chai, étudiant à l'Imperial College de Londres, a construit un dispositif permettant de prendre le contrôle à distance d'une autre personne. Le possédé est bardé d'électro-stimulateurs sur les muscles tandis que le marionnettiste reçoit sur son Oculus les images filmées par le premier. Il va donc, dans son propre environnement, expérimenter les gestes du contrôleur, ses réflexes, et vivre physiquement l'expérience intérieure de l'autre. La généralisation de ce dispositif pourrait permettre à chacun de comprendre la vie avec le handicap.

Petit à petit, l'Homme projette sa pensée et ses intentions bien au-delà de son corps. La réalité immédiatement palpable de son environnement n'est déjà plus la même que celle de nos ancêtres. En cela la réalité mixte, qui désigne tout ce qui se trouve entre les deux extrémités du continuum de la réalité à la virtualité, est en train de faire faire un saut cognitif aux humains. Elle crée un monde, de plus en plus commun aujourd'hui, où les objets réels et virtuels non seulement coexistent, mais peuvent interagir les uns sur les autres. Avec l'Internet des objets qui multiplie les capteurs et les actuateurs dans le monde réel, et les interfaces cerveau-machine ou de vision augmentée, la manière dont nous interagissons et pensons le monde peut être radicalement changée. Arcturus BioCloud est un de ces projets qui rendent notre époque fascinante. Il combine robotique, biologie synthétique et intelligence artificielle, le tout dans un environnement open source et construit dans le cloud, pour permettre à des scientifiques, et tout un chacun, de conduire des expériences biotechnologiques, et de créer la vie dans un environnement sûr.

Fusionner avec les machines

Dans le film Avatar, les humains côtoient des extraterrestres plus grands qu'eux, sur leur propre planète, et le font à travers des robots aux formes extraterrestres qu'ils pilotent en immersion dans une cuve sensorielle. C'est la seule manière pour être accepté, mais également pour éprouver le monde étranger tel qu'il est perçu par ses habitants. Cette fusion du corps, du cerveau et de la machine, temporaire puisque la déconnexion normale permet de réintégrer son humanité, est la solution pour vivre dans des conditions différentes. Elle permettrait à l'humain de se mouvoir en toute quiétude dans des environnements qui lui sont normalement hostiles : les grands fonds, l'espace aujourd'hui, et peut-être demain des milieux rendus hostiles, par la main même de l'Homme, en raison des changements climatiques.

Il a été montré de nombreuses fois que la plasticité du cerveau permet de réattribuer des zones entières à de nouvelles tâches. Cela est confirmé dans le cas de personnes ayant perdu un sens, cela peut être utilisé pour entraîner le cerveau à piloter directement des extensions robotiques. Les techniques sont aujourd'hui invasives (des micro-électrodes sont introduites dans le tissu cérébral), elles pourraient demain ne plus nécessiter d'opérations chirurgicales si l'on en croit les progrès effectués sur les casques cérébraux qui lisent et stimulent l'activité cérébrale. Une fois que ces derniers seront abordables et d'encombrement réduit, ils permettront à l'humanité de fusionner avec ses machines, mais également d'améliorer ses capacités cognitives propres, comme l'attention ou la concentration.

Les agents conversationnels animés

À Télécom Paris Tech, Catherine Pelachaud travaille depuis plusieurs années à rendre la machine plus humaine... Les machines, même si elles font partie intégrante de notre quotidien, ne sont pas toujours accessibles et aisées à manipuler. Quand les humains échangent entre eux, ils utilisent toute une gamme de codes comme des hochements de tête, des intonations, des expressions du visage qui sont loin d'être insignifiants dans la conversation. "Développer un agent conversationnel animé, c'est modéliser cette communication", explique la chercheuse qui travaille à construire un agent virtuel autonome, capable de communiquer verbalement et non verbalement. Ces recherches permettront un jour de communiquer naturellement avec un robot ou un être virtuel autonome.

Robots de métal & robots algorithmiques

Intelligences artificielles de type AGI, exosquelettes performants, les ingrédients sont à portée de main pour créer des robots anthropomorphes, ou pas, qui sont eux aussi une extension possible de l'humanité. Le philosophe Jean-Michel Besnier relève comme indice que le robot est devenu plus présent dans nos vies quotidiennes, le "récit de certains démineurs en Irak ayant confessé la sympathie qu'ils avaient fini par éprouver pour leurs robots". Il y a là un fond d'animisme qu'on ne retrouvait jusqu'alors que dans une société comme le Japon très en pointe, comme on le sait, sur l'intégration des robots dans le quotidien.

Et ces robots ne sont pas seulement des robots de métal. Il a été question ces derniers mois de robots capables de créativité, rédigeant des livres, ou des milliers d'articles de presse lors de résultats d'élections. Ces possibilités étaient illustrées par des robots tapant sur des claviers, cachant complètement la réalité qu'il s'agit bien sûr de robots algorithmiques, c'est-à-dire de pre-AGI dont l'environnement se limite au seul monde numérique et n'a que faire de la réalité du monde physique.

Parmi les domaines où le robot est le plus acceptable, on trouve à nouveau celui de la santé. Le robot anthropomorphe devient le compagnon idéal pour les personnes dépendantes, sa force lui permettant également de pallier les difficultés pour se mouvoir. De son côté, le robot algorithmique, fort de l'accès aux bases de connaissances médicales, et aux capteurs implantés sur et dans le corps des patients, et prolongé par le robot physique dans la salle d'opération ou l'extension physique sur le corps, va tout simplement remplacer les médecins en l'espace de quelques années. Les lois de la robotique telles qu'imaginées par Isaac Asimov imprimées en lui, le robot bienveillant trouve sa voie comme assistant de l'humanité.

Les premiers robots qui coopèrent ainsi au bien-être de l'humain lui apportent aujourd'hui une aide sensorimotrice, soit en remplaçant le membre déficient, soit en portant le corps malade. Mais ils s'adressent de plus en plus aux besoins de communication des êtres humains, en reconnaissant les tons de voix, entendus ou à employer, ou les limites de proximité physique tolérables. En devant s'adapter aux capacités cognitives des patients, le robot va peu à peu apprendre à modifier son comportement en fonction de son interlocuteur, identifier les émotions, et finir par en éprouver pour affiner ses rapports avec l'humain. Là encore, une coévolution douce va probablement s'effectuer, entre la machine actuelle, l'homme actuel, et leurs différentes formes de fusion.

Vers de nouvelles aventures humaines

De toutes les grandes aventures humaines à venir qui nécessiteront rapidement de s'interroger sur la nature des êtres humains y participant, l'exploration et la conquête spatiales en sont assurément une. Jusqu'à maintenant les astronautes sont durement sélectionnés pour supporter les contraintes physiques et psychologiques des voyages de longue durée. Demain ils pourraient être augmentés pour améliorer leur sens de l'équilibre et leur acclimatation à l'apesanteur.

Leurs combinaisons spatiales sont devenues au fil du temps des exosquelettes, jusqu'au siège de sortie extravéhiculaire de la navette spatiale. Mais elles doivent être plus légères et plus souples, comme une seconde peau, et c'est ce à quoi travaille le MIT en équilibrant les pressions non plus par du gaz, mais grâce à des matériaux à mémoire de forme.

Ces recherches sont motivées par l'arrivée de l'Homme sur Mars. Mais comme le souligne Florence Porcel dans un TedX, elles trouvent d'ores et déjà des applications en dehors du domaine spatial: les sportifs et les militaires sont les premiers intéressés, mais à terme tout usage nécessitant plus d'autonomie et plus de performance. Un exemple: en intégrant des capteurs dans des vêtements issus de cette recherche spatiale, ces derniers pourraient en cas de détection d'hémorragie se contracter localement en garrot, en attendant une intervention plus poussée.

La physique computationnelle

À Télécom Bretagne, Francesco Andriulli mène une recherche transdisciplinaire, l'électromagnétisme computationnel, qui relève de la physique et des mathématiques appliquées, de l'ingénierie avancée et du calcul à haute performance. Au sein de son laboratoire, le TeleComPhysLab for Brain Research Applications, il s'intéresse au cerveau, "un milieu très compliqué pour qui veut comprendre les interactions électromagnétiques qui s'y déroulent". Il mesure l'activité du cerveau à l'aide de 256 capteurs haute densité: c'est l'électroencéphalographie. Les mesures sont faites à la surface du volume du cerveau, et les mathématiques permettent de passer de la surface au volume. Des algorithmes nouveaux sont nécessaires pour traiter les données acquises, et c'est l'une des expertises qui font la différence de cette équipe.

Faut-il craindre la perte de l'humanité? "Aujourd'hui la robotisation transforme très profondément notre façon de vivre, comme en son temps l'a fait l'imprimerie, ou la fourchette...", rappelle Bernard Stiegler dans une série d'interviews pour Arte début 2015. Le philosophe, critique des mouvements posthumanistes, estime "qu'on ne sort pas de l'humain, l'humain est un être qui se transforme" et cite l'anthropologue des techniques André Leroi-Gourhan qui montre à quel point l'homme du XVIIIe siècle, pourtant proche dans le temps, est très différent de l'homme contemporain.

Considérations économiques

De la conquête spatiale à la lutte contre la maladie d'Alzheimer, de l'énergie bon marché aux véhicules autonomes, les entrepreneurs de l'ère numérique ont repris le rôle que des chercheurs et entrepreneurs de la fin du XIXe siècle s'étaient donné : s'emparer des grands enjeux de leurs temps et offrir un nouveau souffle aux sciences et à la société en relevant des défis nécessitant des capitaux importants. Ces visionnaires créent des startups tous azimuts pour explorer les conditions techniques de réalisation de l'humanité augmentée. Par définition, ces startups cherchent également leur modèle économique, et on ne trouvera pas encore de chaîne de valeur ou de modèle, dans un monde qui est encore en pleine invention.

L'automatisation de la société qui s'accélère pose deux interrogations qui peuvent stupéfier nos contemporains: et si le travail n'était plus une valeur centrale de la vie? Et si l'argent tel que nous le connaissons n'était plus nécessaire d'ici quelques années? C'est un monde qui serait possible dans une société quasi robotisée, dans laquelle le coût de l'énergie serait faible, le coût de construction des logements serait réduit, et la possession de véhicules rendue inutile sous le double impact de l'économie collaborative et de l'automatisation des véhicules, l'ensemble rendant les prêts, et donc les banques, moins nécessaires.

Il faut bien accepter que tous les métiers soient affectés. Les robots mécaniques et les robots algorithmiques vont remplacer l'agriculteur qui laboure son champ comme l'avocat qui se penche sur le droit du travail, le chirurgien qui opère de ses mains comme le médecin qui pose son diagnostic, le trader qui gère des comptes comme le chauffeur de taxi qui transporte ses clients.

Contraintes d'émergence d'un marché

Dans "L'Humain augmenté" (op.cit.), Bernard Calverie et Benoît Leblanc brossent quelques perspectives économiques utiles. Ils rappellent tout d'abord que les méthodes et les techniques d'augmentation doivent être examinées selon deux dimensions : leur accessibilité et leurs contraintes d'usage. Quand on observe les coûts d'accès aux derniers modèles de mobiles ou de montres connectées, on peut craindre que ces phénomènes se produisent également pour l'accès aux dispositifs d'augmentation, mais cette fois avec des conséquences plus graves que la simple non-possession du dernier modèle. Il y aurait des hommes bien augmentés, et des hommes mal augmentés, et une nouvelle ségrégation pourrait s'établir entre ces deux classes. Les auteurs s'inquiètent également d'une "frontière entre ces hommes augmentés et des hommes naturels, contraints économiquement ou politiquement de le rester". Ces derniers pourraient alors refuser cette augmentation au reste de l'humanité, non pas animés par des ressorts idéologiques ou religieux, mais par de simples ressorts économiques. Une idéologie "techno-luddite ou bio-luddite" est envisageable, qui fait référence au mouvement anti-industriel anglais au début du XIXe siècle qui opposait de manière violente artisans et ouvriers craignant que les machines mettent en danger l'emploi.

Les contraintes d'usage peuvent apporter une deuxième difficulté au projet d'augmentation technologique, si on ne change pas nos comportements vis-à-vis des utilisateurs. Ceci s'opère selon deux dimensions. La première est celle d'une « dérive sociale imposant des utilisations d'augmentation, pour la sécurité et le contrôle des hommes, pour l'accès au travail ou la maîtrise des conditions de travail » et même pour l'accès à la culture, à l'information... Cette augmentation par la contrainte s'effectuerait sur les plus vulnérables d'abord, les personnes âgées, les futurs enfants, les personnes mal informées. La possibilité de choisir d'être ou non augmenté, temporairement ou non, réversiblement ou non, doit être une condition sine qua non de la création d'un marché des technologies augmentantes.

L'obsolescence programmée actuelle de nos objets est la deuxième caractéristique de la société de consommation qu'il faut abandonner. Au-delà des logiques écologiques de ce choix, il ne paraît pas imaginable que des utilisateurs acceptent de s'augmenter en sachant qu'ils devront faire face à des obligations de maintenance, ou des coûts récurrents d'entretien. De même, les modèles économiques construits sur les abonnements ne semblent pas adaptés à ce qui deviendrait une part vitale de notre identité. L'idéologie transhumaniste, telle qu'elle est majoritairement portée à l'heure actuelle, s'accorde avec une vision libertarienne de la société. Les deux groupes ne veulent pas qu'on leur dise comment mener leurs vies, ils ne veulent pas de restrictions, ils veulent pouvoir exercer toutes leurs libertés. Pour les transhumanistes, ceci passe par la possibilité de mener toutes les recherches technologiques et scientifiques possibles. Et s'il ne leur en est pas donné la possibilité, certains envisagent de s'isoler sur des plateformes flottantes en dehors des eaux territoriales, pour mener à bien leur projet loin des contraintes juridiques ou idéologiques des nations. Jusqu'à mettre en péril l'équilibre des économies que ces super-riches financent?

Ce texte est un extrait du Cahier de veille de la Fondation Télécom, intitulé "L'Homme augmenté : Notre Humanité en quête de sens", rédigé par Aymeric Poulain Maubant avec la contribution des chercheurs des écoles de l'Institut Mines-Télécom. La première partie de ce texte est disponible en cliquant ici. La seconde partie disponible ici.

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