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Affaire Bugingo: les leçons d'une disgrâce

Si on peut mener enquête sur un journaliste, on peut certainement faire enquête pour faire éclater la vérité sur le nombre de victimes d'un des drames les plus meurtriers du 20e siècle, le génocide rwandais.
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S'il y avait quelques leçons à tirer de la chute disgracieuse de l'ex-journaliste François Bugingo, ce serait d'abord qu'un as de la communication, ou reconnu comme tel, peut échafauder des stratégies de communication pour les autres, mais qu'il est démuni lorsqu'il s'agit d'appliquer à soi-même ces principes déontologiques.

Comment François Bugingo, cet homme rompu au verbe et à l'art de la communication, a-t-il pu prendre à la légère les règles élémentaires du métier qui le nourrissait, après avoir patiemment labouré le terrain pour atteindre le niveau - ô combien enviable - qui était le sien? Comment n'a-t-il pas pu sentir, lui, que l'opinion, dont il était l'un des meilleurs experts, n'était pas prête à accepter que la passion journalistique dont il avait jusque-là fait preuve l'amène à bricoler les faits à des fins éthiquement contestables?

Comment, enfin, a-t-il pu refuser d'écouter ceux ou celles qui, dans son milieu professionnel, commençaient à murmurer ici et là que les faits d'armes dont il se glorifiait étaient peut-être maquillés d'un vernis de romance imaginaire? Jusqu'au jour où la plus opiniâtre d'entre ses pairs décide de mener enquête...

Il n'y a certes pas eu mort d'homme. Mais François Bugingo, lui qui était si intransigeant avec les manquements des autres, n'a que lui-même à blâmer. Sa chute est intervenue au pire moment pour lui-même et pour la profession qui l'avait porté à la plus haute marche du podium: au moment où l'opinion s'interroge sur l'objectivité des commentateurs politiques sur les enjeux internationaux.

Prenons l'exemple du Rwanda. Depuis vingt ans, ceux qui ont commenté la situation politique du Rwanda en remettant en question la version partisane et mensongère que l'on nous assène sur toutes les tribunes se sont fait vilipender sans ménagement.

On garde encore le souvenir de la déferlante médiatique hallucinante qu'avait soulevée la candidature péquiste de Robin Philpot aux élections provinciales de 2007 au Québec. Les appels au renvoi de cette candidature avaient été quasi unanimes. En cause étaient les opinions de M. Philpot à propos du génocide rwandais, opinions qui remettent en question le discours «aimable et convenable» des milieux politiques et/ou médiatiques proches du régime rwandais.

Dans un texte d'opinion publié dans les colonnes du quotidien Le Devoir du 8 avril 2014, Me André Sirois, avocat et fonctionnaire de l'ONU qui a contribué à mettre sur pied le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) de 1995 à 1997, nous fait cette mise en garde: «Vous dit-on qu'il y a eu 800 000 victimes, voire un million? Cela veut dire qu'on vous dit n'importe quoi sans vérification ni critique. Ce nombre est fictif et n'a jamais été établi. Depuis vingt ans, je remets systématiquement ces chiffres en question, sans aucun succès. Seule explication: pendant les massacres, un employé d'une ONG internationale a fait un calcul approximatif des disparus de son agglomération, Hutus et Tutsis confondus, puis il a fait une extrapolation qui donnait environ 250 000 disparus pour tout le pays. Deux jours plus tard, le ministre des Affaires étrangères d'Allemagne affirmait qu'il y en avait 500 000. On n'a jamais pu savoir d'où il tenait ce nombre. Puis, des ONG américaines ont affirmé qu'il y avait un million de victimes tutsies. On a fini par démontrer qu'il était absolument impossible qu'il y ait eu un million de victimes tutsies et on s'est rabattu sur le nombre tout aussi fictif de 800 000. Donc, prudence [...]. »

Là encore, le déferlement des critiques à l'égard de ce prudent clin d'œil a été d'une virulence inouïe.

Or, les résultats d'une étude de recensement effectuée en 1991 par le gouvernement rwandais sont éclairants: «À la date du 15 août 1991, la population qui réside au Rwanda s'élève à 7 149 215 habitants dont 48,7% d'hommes contre 51,3% de femmes. Les étrangers représentent 0,7% de la population résidante. Dans la population ayant la nationalité rwandaise, 6 466 285 (90,4%) sont des Hutus, 590 900 (8,2%) des Tutsis et 29 165 (0.4%) des Twas. Entre 1978 et 1991, la population du Rwanda a augmenté de 2 317 653 personnes, soit un taux annuel moyen d'accroissement intercensitaire de 3,1% [...]. »

Mais Radio-Canada et d'autres médias ne s'en formalisent pas outre mesure, année après année, pour nous asséner le chiffre de «800 000 victimes, majoritairement tutsies» dans le drame rwandais. Comme si cette société d'État n'avait pas assez de moyens pour affiner ce chiffre! Force est d'admettre que ce chiffre est pour le moins incohérent avec les données susmentionnées du recensement de 1991, données qui ne sont d'ailleurs pas contestées par le gouvernement rwandais actuel, qui a effectué un autre recensement en 2002, ayant conclu, à l'époque, que «l'effectif de la population rwandaise est estimé à 8 128 553 habitants, dont plus d'un million d'anciens réfugiés [...]. »

Ici, notre propos ne doit souffrir d'aucune ambiguïté. Il eut bel et bien un génocide au Rwanda en 1994. Mais on sait que, en Droit, la question de l'«étendue exacte de la destruction» pour parler de génocide soulève encore des passions. On sait aussi, selon le professeur André Guichaoua, que les résultats des recherches sur le génocide rwandais « [...] ont fait l'objet de dépositions contradictoires devant les chambres du TPIR et nourri de nombreux jugements. Ainsi, au nom des faits examinés, les juges de toutes les chambres se sont refusé à entériner une histoire intentionnaliste du génocide des Tutsis qui voudrait qu'il ait été préparé depuis 1990 au début de la guerre déclenchée par le FPR, voire depuis la proclamation de la République "hutue" en 1959.»

Devant ce paradoxe apparent, plutôt que de continuer à jeter des anathèmes, si on peut mener enquête sur un journaliste sur qui pèsent des soupçons de fabrication de reportages, on peut certainement faire enquête pour contribuer à faire éclater la vérité et éclairer ainsi l'opinion de façon factuelle sur le nombre de victimes d'un des drames humains les plus meurtriers du 20e siècle qu'est le génocide rwandais.

La seconde leçon est que les temps changent. Si, autrefois, des journalistes experts des dossiers internationaux pouvaient faire gober à l'opinion des reportages pimentés d'évènements dont ils n'avaient pas été témoins, ce qu'il convient d'appeler désormais «l'affaire Bugingo» vient de rappeler brutalement que les temps, à l'ère des médias sociaux et des avancées dans la maîtrise des technologies de l'information, ont changé. Encore une fois, le dossier rwandais nous en donne une parfaite illustration. Combien de ces «experts du Rwanda» sont-ils aujourd'hui tombés dans l'oubli puisque l'opinion publique s'est peu à peu rendu compte des mensonges dont elle était abreuvée?

Les «petits arrangements avec la vérité» dans le milieu journalistique ne datent pas d'aujourd'hui. Ils n'étaient pas mieux supportés hier qu'il ne le sont aujourd'hui. Hier, des mécanismes de vérification impliquaient des moyens qui n'étaient pas à la portée de tous. Aujourd'hui, le pouvoir journalistique, où qu'il soit, étant de plus en plus lui-même épié dans le moindre détail - Internet aidant -, il risque de perdre ses meilleurs attributs. Autant dire que le journalisme doit faire preuve de plus de rigueur et d'objectivité pour conserver la confiance de l'opinion.

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