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La tragédie grecque

Collectivement, les Grecs ont agi de manière irresponsable dans les années qui ont précédé la crise. Ce n'est pas une raison pour punir leurs enfants et les priver de leur avenir. La jeune génération ne devrait pas être sacrifiée au nom d'un problème qu'elle n'a pas causé.Si le cul-de-sac économique se poursuit, attendez-vous non seulement à ce que les jeunes se révoltent, mais aussi à ce que leurs parents les appuient.
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AFP

La tragédie moderne qui se déroule en Europe me rappelle les 18 années où j'ai vécu à Athènes. J'ai en effet grandi dans le quartier Pláka, au cœur de la vieille ville. Pour me rendre à l'école, j'ai marché dans les mêmes rues qui sont devenues le théâtre d'affrontements violents depuis quelques temps.

Lorsque j'étais enfant, les finances de ma famille laissaient présager le marasme que la Grèce vit actuellement. Nous étions submergés de dettes. Mon père avait tenté sa chance dans l'édition de journaux, mais il avait fait faillite. Un jour, ma mère en a eu assez et l'a quitté. Ma sœur et moi avons donc abouti dans un petit appartement avec une seule chambre à coucher. Nous avons tout de même pu voir notre père de temps en temps, et j'ai compris que la goutte qui avait fait déborder le vase n'était pas tant sa situation financière que sa propension à courir les jupons. Lorsque ma mère s'en plaignait, il lui répondait : « Ne te mêle pas de ma vie privée ».

Avec la séparation de mes parents, l'austérité est devenue inévitable. Or ma mère a toujours été très claire : nous ne manquerions jamais de nourriture saine et pourrions compléter nos études. Pour y parvenir, elle a dû restreindre les autres dépenses. Elle ne possédait que deux robes et n'achetait jamais rien pour elle-même. D'ailleurs, je me souviens du jour où elle a dû vendre sa dernière paire de boucles d'oreilles en or. En empruntant à gauche et à droite, elle a réussi à faire en sorte que nos rêves deviennent une réalité. J'ai pu étudier à Cambridge, et ma sœur s'est inscrite à l'Académie royale d'art dramatique de Londres. À cette époque, les jeunes filles grecques devaient encore payer une dot pour se marier. Ma mère m'a dit plus d'une fois : « La dot que tu offriras, c'est ton éducation ».

Toutefois, lorsque j'observe les statistiques actuelles - et plus précisément le taux de chômage de 54% chez les jeunes Grecs - je ne peux m'empêcher d'imaginer leurs vies gâchées et leurs espoirs déçus. L'oisiveté et le manque de perspectives à long terme provoquent la peur, la honte et un fort sentiment de culpabilité.

Sans surprise, les mesures d'austérité budgétaire très punitives prolongeront la récession au moins jusqu'en 2013. Cette situation ne peut plus durer, et les résultats électoraux en témoignent. Les Grecs en ont assez, et ils demanderont le changement par la voie des urnes, la violence ou une combinaison de ces deux méthodes.

Les manifestations violentes comportent leur part de dangers. Mais la démocratie comporte aussi certains risques. Un parti d'extrême droite xénophobe a ainsi reçu 7% des suffrages aux élections législatives du 6 mai, tandis que le PASOK, un parti de gauche qui faisait figure d'institution, a perdu 119 sièges pour terminer au troisième rang. Si la Banque centrale européenne ne tempère pas son obsession pour l'austérité, la Grèce n'aura d'autre choix que de quitter la zone euro, ce qui aura de graves répercussions. Malheureusement, l'Union européenne offre un nombre très limité d'alternatives.

En guise de comparaison, l'Argentine s'est retrouvée en défaut de paiement en 2001. L'establishment financier prédisait un effondrement économique complet si la parité entre le peso et le dollar prenait fin. Or plutôt que suivre la voie de l'austérité, ce pays a mis fin à la parité et a entrepris une grande restructuration. Quelques mois de crise ont été suivis de plusieurs années de croissance soutenue. Malgré les grandes différences entre les économies grecque et argentine, force est de constater que la Grèce a choisi un tout autre chemin : celui d'une récession interminable qui détruit des millions de vies et mine la fierté de ses citoyens.

Collectivement, les Grecs ont agi de manière irresponsable dans les années qui ont précédé la crise - un peu comme mon père l'a fait dans sa vie privée et professionnelle. Or ce n'est pas une raison pour punir leurs enfants et les priver de leur avenir. La jeune génération ne devrait pas être sacrifiée au nom d'un problème qu'elle n'a pas causé.

L'été dernier, j'ai passé plusieurs nuits à observer les manifestants de la place Syntagma, située juste en face du Parlement grec. Il y avait de tout : des étudiants, des chômeurs, des travailleurs précaires, des retraités ainsi que des militants plus endurcis. Contrairement à leurs habitudes grégaires, des millions de Grecs indignés ont pour la première fois utilisé les médias sociaux pour informer le reste du pays et du monde. Ceux qui se sont rendus à la place Syntagma se sont parlé et se sont organisés face à face, fidèlement à la tradition.

Partout en ville, les commerçants, les chauffeurs de taxi, les serveurs de restaurant et les gens attablés à côté de moi parlaient d'une seule et même chose. Ils souhaitaient - et souhaitent encore - avoir une plus grande voix au chapitre et bâtir leur avenir en disposant d'autres choix que ceux offerts par la Banque centrale européenne.

Avant de démissionner de son poste de premier ministre en novembre dernier, Georges Papandréou a visité la salle de presse du Huffington Post et exprimé des sentiments similaires : « Les gens n'ont pas causé cette crise et sentent qu'ils sont punis injustement ».

La Grèce me fait penser à ma mère. Ce pays ne vit que pour ses enfants, mais si ses enfants n'ont pas d'avenir, c'est la vie même du pays qui s'en trouve affaiblie. De toutes les manifestations ayant eu lieu à Athènes, la photo que je préfère montre un jeune homme levant son poing en direction des policiers anti-émeutes pendant que sa mère replace sa veste afin qu'il ne prenne pas froid. Si le cul-de-sac économique se poursuit, attendez-vous non seulement à ce que les jeunes se révoltent, mais aussi à ce que leurs parents les appuient.

Mon peuple a inventé la démocratie, il faut donc espérer qu'il redécouvre son sens de la débrouillardise avant que la récession n'entraîne une fois de plus le chaos dans les rues et dans les urnes. Si un abandon de l'euro permet de sortir de l'impasse, c'est évidemment cette option que les Grecs choisiront.

Ce texte est la reprise d'une chronique publiée par The New York Times.

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