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Jeff Skoll, un entrepreneur social qui met les bouchées doubles

LeJeff Skoll « le plus grand Canadien dont vous n'avez jamais entendu parler ». Premier président de eBay, M. Skoll est également un philanthrope des plus innovateurs avec laet sa mission pour la prospérité et la paix dans le monde.
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Le Edmonton Journal a récemment surnommé Jeff Skoll « le plus grand Canadien dont vous n'avez jamais entendu parler ». Premier président de eBay, M. Skoll est également un philanthrope des plus innovateurs avec la Skoll Foundation et sa mission pour la prospérité et la paix dans le monde. Il peut s'enorgueillir d'avoir mis sur pied le Skoll Global Threats Fund (une fondation luttant contre les menaces mondiales telles que le réchauffement climatique); Participant Media (une boîte qui a produit plus de 30 films, dont Syriana, An Inconvenient Truth, Good Night and Good Luck et Waiting For Superman); sans oublier le Skoll World Forum, tenu en mars dernier à Oxford. Lors d'une conférence TED prononcée en 2007, il disait à la blague : « J'ai attendu votre invitation à côté du téléphone pendant des années. »

L'heure de la reconnaissance sociale est enfin arrivée, puisque Jeff Skoll vient d'être nommé récipiendaire de l'Ordre du Canada pour son travail philanthropique. La plus haute distinction civile du pays lui sera remise par le Gouverneur général David Johnston.

Cet honneur est pleinement mérité. Par l'entremise de son réseau d'organisations, Jeff contribue à établir une masse critique porteuse de changement. Son curriculum vitae est à la fois varié et très cohérent; sa vision des choses est à la fois simple et ambitieuse. Son but est d'utiliser tous les outils à sa disposition pour changer le monde.

Jeff est un pionnier du Web qui a accumulé la plus grande partie de sa fortune avant l'âge de 40 ans. Dans leur livre Abundance, publié en 2011, Peter Diamandis et Steven Kotler le décrivent comme emblématique d'une nouvelle classe de « technophilanthropes ».

Cette année, la thématique du Skoll World Forum était « Le flux », une manière de dire que le changement est la seule constante de notre monde en évolution. Toutefois, Jeff Skoll contribue par son travail à établir une autre constante. En effet, de plus en plus d'entrepreneurs dans son genre tentent de résoudre des problèmes sociaux et parviennent à atteindre des objectifs concrets. Par l'entremise du Skoll Centre for Social Entrepreneurship, Jeff injecte une dose de leadership et insuffle un sentiment d'urgence qui font cruellement défaut à la classe politique. Le président du Skoll Centre, Stephan Chambers, résume le Forum 2012 en ces termes : « J'ai été ému aux larmes. Pour un homme britannique originaire d'Oxford, c'est assez inhabituel. »

Bref, la devise de l'Ordre du Canada, Desiderantes Meliorem Patriam (Désireux d'une patrie meilleure), sied à merveille à Jeff Skoll. Pourtant, celui-ci ne cherche pas à améliorer le sort d'un seul pays, mais bien de tous les habitants de la planète.

Voici donc la retranscription de mon entrevue avec lui. J'espère que son profil innovateur, ambitieux et empathique vous plaira.

D'entrée de jeu, pourquoi ne pas parler de cette rencontre avec Bill Gates dont vous avez fait mention dans Twitter ?

Bill et moi songeons en ce moment à monter un projet avec Davis Guggenheim, qui a réalisé Waiting For Superman. Nous souhaitons tourner une sérié télévisée au sujet des grands professeurs et de ce qui les rend uniques. La Fondation Bill-et-Melinda-Gates est un partenaire tout indiqué, puisque l'éducation a toujours fait partie de ses priorités. C'est la passion qui guide l'équipe de Participant Media, alors je crois que ce projet a de bonnes chances de se réaliser !

Cela me fait penser à votre mot de bienvenue au Skoll World Forum : « Si quelqu'un me dit "c'est impossible", je cesse de l'écouter. » Vous rappelez-vous la dernière fois qu'une telle situation est survenue?

Chaque fois que je fonde un nouvel organisme, de mauvaises langues critiquent mon travail. On m'a déjà dit : « Hollywood est rempli de cadavres de gens comme toi, qui sont venus ici pour tourner des films ». Heureusement, je me suis concentré sur la qualité et la pertinence de mes documentaires plutôt que sur leur succès commercial. Et vous savez quoi ? Ils s'en sont très bien tirés au plan commercial malgré tout, ce qui prouve qu'il y a un marché pour ce que je fais.

J'ai également fait face à de la résistance lorsque j'ai fondé le Skoll Global Threats Fund. Cette fondation a cinq objectifs : la lutte aux changements climatiques, la paix au Moyen-Orient, la prévention des pandémies, la non-prolifération nucléaire et l'accès à l'eau potable. Ces objectifs sont si ambitieux que certaines personnes lèvent les yeux par dépit lorsqu'ils en entendent parler. Mais je suis l'une des rares personnes qui a les moyens financiers de faire une différence, alors je me fais un devoir d'au moins essayer.

Bon nombre de gens d'affaires peuvent faire une différence, mais choisissent de ne pas s'impliquer socialement. En 2010, vous avez dit aux étudiants de l'École d'administration de Stanford qu'ils n'ont pas besoin d'attendre à la retraite pour redonner à la communauté, contrairement à leurs parents.

Oui, en effet, je crois qu'il est important de commencer à donner tôt dans la vie. Les jeunes font des erreurs, mais s'ils en tirent des leçons, ils pourront réaliser des projets philanthropiques deux fois plus efficaces une fois parvenus à la retraite!

En guise d'exemple, j'ai administré la Skoll Foundation moi-même pendant quelques années. Le problème est que nous n'avions pas de ligne directrice claire. Par conséquent, nous avons financé des projets mal ficelés. Après deux ou trois ans d'essais et d'erreurs, nous avons commencé à identifier des entrepreneurs sociaux très doués, capables de nous présenter de véritables plans d'affaires. C'est comme ça que nous avons trouvé notre niche.

Vous avez beaucoup mis l'accent sur « l'urgence de donner ». À cet effet, vous êtes sur la même longueur d'ondes que Bill et Melinda Gates ainsi que Warren Buffett.

J'ai assisté à la deuxième conférence Giving Pledge, présidée par Warren, Bill et Melinda. Parmi la cinquantaine de donateurs présents, il y avait une majorité d'hommes blancs et âgés. Après la plénière, le groupe a été scindé en quatre afin d'aborder les thèmes suivants : l'éducation, la santé, l'efficacité des œuvres philanthropiques et la coopération internationale. Quatre personnes à peine ont choisi cette dernière option, dont Bill et moi-même.

Les générations qui me précèdent ont tendance à se concentrer sur les secteurs traditionnels. Agrandir un hôpital, financer la recherche en santé ou construire de nouvelles écoles, tout cela est très bien. Or les jeunes entrepreneurs dont je fais partie semblent préférer la coopération internationale.

Pourtant, aux États-Unis, les problèmes comme le chômage deviennent de plus en plus aigus. Avez-vous l'intention d'en faire plus pour aider ce pays?

Au plan cinématographique, nous essayons d'aborder les problèmes qui peuvent être solutionnés par les États-Unis, comme la prévention des pandémies, la non-prolifération nucléaire et la lutte aux changements climatiques. Participant Media demeure une compagnie américaine, établie à Los Angeles, et qui vise un public essentiellement occidental. Mais petit à petit, cela va changer, car nous venons tout juste de tourner notre premier film en langue espagnole. Nous avons également tourné des séquences en Iran l'an dernier.

D'un point de vue entrepreneurial, nous avons atteint un certain équilibre. La plupart de nos équipes de production sont basées aux États-Unis, mais effectuent leur travail à l'étranger.

En passant, notre prochain documentaire, qui doit prendre l'affiche cet été, traite de la malnutrition. Environ 80 millions d'Américains sont affamés ou obèses. Ce sont les deux faces de la pauvreté dans notre pays.

Vous aviez l'ambition de devenir écrivain. En tant que réalisateur et documentariste, vous engagez maintenant des équipes de scénaristes. Est-ce un rêve d'enfance qui se concrétise indirectement?

Lorsque j'étais enfant, je n'avais pas vraiment la capacité ni le talent de raconter des histoires. Par contre, j'avais l'intention de m'impliquer dans toutes sortes de causes. Peu à peu, je me suis rendu compte qu'une bonne narration pouvait contribuer à mobiliser le public. Sans trop me faire d'illusions sur ma capacité à gagner ma vie de cette manière, j'ai consacré une partie de mon temps au journalisme. Je me suis impliqué au journal étudiant de Stanford, par exemple.

Devenir président de eBay a été une étape importante de mon cheminement. Je voyais ce poste comme une opportunité d'apprendre à diriger un jour ma propre compagnie. En ayant accumulé assez d'argent, je pourrais me mettre à écrire des scénarios. Or mon passage à eBay s'est avéré beaucoup plus enrichissant que je ne l'imaginais. Et plutôt que d'écrire moi-même des scénarios de piètre qualité, j'ai décidé d'engager des auteurs talentueux pour les orienter vers la télévision et le cinéma. Participant Media est le résultat inattendu de cette prise de conscience.

Pour l'instant, Participant Media tourne de six à huit documentaires par année, et le département numérique produit un certain nombre de courts métrages. Nous allons ouvrir prochainement un département de production télé. Si tout va bien, nous achèterons une chaîne de télévision afin de rejoindre notre public directement.

Vous espérez solutionner les grands fléaux qui menacent l'humanité par l'entremise du Skoll Global Threats Fund. Y'a-t-il un fléau en particulier qui vous empêche de dormir?

La situation politique au Moyen-Orient me cause certainement quelques nuits blanches. La paix n'y tient qu'à un fil. En guise de solution, j'ai choisi de miser sur la jeunesse. Ma stratégie repose sur des entrepreneurs sociaux à qui j'ai confié la tâche de créer des emplois.

Avez-vous déjà eu une conversation imaginaire avec l'enfant que vous étiez? Qu'aurait dit le jeune Skoll au sujet des organismes que vous avez créés?

Je crois que le jeune Jeff n'aurait rien compris ! J'ai grandi dans une famille de classe moyenne, à Montréal puis à Toronto. Je ne connaissais absolument rien à la philanthropie. Je ne savais pas comment lancer ou diriger une entreprise.

Un jour, à l'école secondaire, un professeur nous a fait faire un exercice très intéressant, qui consistait à écrire notre épitaphe puis imaginer notre vie à rebours. Cet exercice m'a aidé à comprendre que l'engagement social en serait le fil conducteur. Bien entendu, je voulais aussi avoir une vie de famille épanouie et un tas d'autres choses. Mais enfin, à chaque fois que j'ai dû prendre des décisions, il m'a été très utile de me remémorer ce petit plan.

Je ne savais pas que mon sens de l'engagement me mènerait à eBay, ce qui me permettrait ensuite de fonder Participant Media et tout le reste. Par contre, j'étais extrêmement motivé à trouver des solutions aux problèmes globaux. En ce qui concerne l'avenir, je constate que la planète fait face à des défis de taille. Nos documentaires ont du succès, et les projets que nous finançons parviennent à faire une petite différence localement. Mais est-ce que cela est suffisant? Je n'en sais rien.

J'ai toujours évité de m'impliquer directement en politique. Lorsque j'ai grandi au Canada, nous ne parlions jamais de politique en famille. Les choses ont commencé à changer quand je suis arrivé aux États-Unis. L'engagement politique m'apparaît inévitable, car c'est là que réside le vrai pouvoir.

Iriez-vous jusqu'à vous présenter à des élections?

Jamais, au grand jamais ! Par contre, j'admire les gens qui le font. C'est très courageux de leur part. Les moindres détails de leur vie sont scrutés à la loupe. J'ai un respect encore plus grand pour les politiciens qui parviennent à se faire élire et effectuer un bon travail. Enfin, je crois que le défi collectif qui nous attend est de transformer notre système politique afin qu'il soit moins corrosif et moins toxique.

Chaque jour, votre travail vous fait prendre conscience des menaces qui planent sur l'humanité. Comment parvenez-vous à demeurer optimiste dans ces circonstances?

À long terme, nous avons la possibilité de résoudre tous les problèmes, y compris ceux qui paraissent insurmontables. Pensez aux armes nucléaires, par exemple. Il y en a une quantité astronomique aux quatre coins du monde et pourtant, nous avons réussi à faire en sorte qu'aucune n'ait été utilisée depuis 1945.

Par ailleurs, le Global Threats Fund développe actuellement un système de détection des pandémies qui pourra alerter les autorités en moins de 72 heures. Neutraliser la propagation des virus à l'aide d'une batterie de laboratoires internationaux est quelque chose qui m'emplit d'optimisme.

Lors d'une conférence TED, vous avez affirmé avoir été influencé par les écrivains Ayn Rand et James Michener. Je vous cite : « Leurs histoires démontrent à quel point le monde est petit et interdépendant. Je me suis dit que je pourrais faire la même chose, c'est-à-dire écrire des scénarios qui incitent le public à agir en conséquence. » La conscience d'une planète interconnectée est-elle essentielle à l'engagement social?

Je vois cette prise de conscience comme une forme de pouvoir. Il y a quelques siècles, si un tremblement de terre survenait au Chili ou en Chine, il était impossible de le savoir avant qu'une lettre n'arrive par bateau un an plus tard. De nos jours, nous savons tout ce qui se passe instantanément.

Depuis 1999, je fais partie du conseil d'administration d'une ONG appelée National Center for Arts and Technology, dirigée par l'entrepreneur social Bill Strickland (qu'on peut voir dans Waiting for Superman). Bill a mis sur pied des programmes éducatifs qui ont fait passer le taux de diplomation de 30 à environ 90 pour cent dans les écoles où ils ont été implantés. Bill m'a demandé : « pourquoi est-ce que ce projet t'intéresse ? Tu ne vis même pas dans ces quartiers-là ». Je lui ai répondu que le décrochage scolaire, dans les quartiers pauvres, avait un impact sur toute la société - que ce soit en matière de crime, de drogue ou de surpopulation carcérale. Bref, améliorer le sort des plus pauvres, c'est améliorer le sort de tous.

Pour terminer, passons à une question d'ordre personnel. Vous avez affirmé que le cancer de votre père, survenu alors que vous n'aviez que 14 ans, constitue un moment charnière de votre vie. Votre père avait exprimé sa crainte de ne pas avoir fait tout ce qu'il voulait dans la vie. Comment faites-vous, désormais, pour établir des priorités et les réconcilier avec votre engagement social?

La maladie de mon père a été un électrochoc qui a stimulé mon désir de passer à l'action. J'ai tout donné au travail, avec pour résultat que je n'ai pas encore d'enfant. La plupart de mes amis en ont plusieurs. Certains d'entre eux se sont même mariés deux fois ! Donc sur le plan personnel, je suis en train de remettre la famille en tête de mes priorités.

Votre père est-il toujours parmi nous? Vit-il au Canada?

Mon père et ma mère se portent bien. Ils ont déménagé à Las Vegas, et totalisent 54 ans de vie commune !

La stabilité familiale doit être fantastique. C'est quelque chose que je n'ai pas connu, puisque mes parents se sont séparés très tôt et que j'en ai fait de même.

L'instabilité semble être devenue la norme. Tout ce que je peux dire, c'est que nous faisons des erreurs. L'important est d'en tirer les bonnes leçons.

Avoir des enfants et prendre soin de votre vie sont maintenant vos priorités ?

Oui, certainement. J'avais l'habitude de travailler comme un fou jour et nuit. Mais j'ai ralenti la cadence et, si Dieu le veut, je pourrai prendre mes premières vacances depuis plusieurs années.

Lorsque vous prenez des vacances, arrivez-vous à lâcher prise complètement ?

Lâcher prise ? Oh non, ça me rendrait nerveux !

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