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Les «frappes signatures» et le discours creux d'Obama sur les drones

Le 17 mars 2011, quatre missiles, tirés depuis un drone américain, ont frappé un dépôt de bus dans la ville de Datta Khel dans la région du Waziristan à la frontière du Pakistan. On estime à 42 le nombre de tués. Mais que s'est-il réellement passé ce jour-là ? Qui étaient ces 42 personnes tuées et que faisaient-elles ? Et quels effets l'attaque a-t-elle eus ? Renforce-t-elle notre sécurité ?
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Le 17 mars 2011, quatre missiles hellfire, tirés depuis un drone américain, ont frappé un dépôt de bus dans la ville de Datta Khel dans la région du Waziristan à la frontière du Pakistan. On estime à 42 le nombre de tués. En somme, la routine dans la pseudo-guerre contre le terrorisme menée par l'Amérique. Pour la plupart des Américains, cette attaque a sûrement été réduite à une information d'une ligne en bas de l'écran, si tant est qu'ils en aient entendu parler.

Mais que s'est-il réellement passé ce jour-là ? Qui étaient ces 42 personnes tuées et que faisaient-elles ? Et quels effets l'attaque a-t-elle eus ? Renforce-t-elle notre sécurité ? Ce sont les questions soulevées et auxquelles répond une nouvelle vidéo à voir absolument, récemment diffusée par la New Brave Fondation de Robert Greenwald.

Cette attaque est ce qu'on appelle maintenant « frappe signature ». C'est-à-dire que la CIA ou l'armée prend la décision de faire feu, décision qui ne repose pas sur qui sont les cibles, mais sur le fait d'exhiber une série de comportements suspicieux jugés comme étant la signature des terroristes (comme le montre la vidéo du drone). Vu que la CIA tue des gens qui n'ont jamais été identifiés sur la base de leur comportement, on pourrait penser qu'une certaine rigueur est prise en compte pour définir les critères du type de comportement qui vaudrait à certains d'être tués.

Alors qu'est ce que c'est un comportement signature? « La définition c'est un homme entre 20 et 40 ans » a affirmé Cameron Munter, l'ancien ambassadeur au Pakistan à la journaliste du Daily Beast, Tara McKeley. « Mon impression est que le combattant des uns n'est aux autres qu'un benêt qui va à une réunion. » Le New York Times a cité un responsable haut placé au Département d'Etat américain selon qui lorsque la CIA « voit trois mecs faire de l'exercice », l'agence pense qu'il s'agit d'un camp d'entraînement de terroristes.

Ce jour-là, à Datta Khel, le comportement signature était une réunion, ou jirga , une assemblée de chefs tribaux doyens qui avaient convenu de régler une dispute locale. Dans ce cas précis, un conflit concernant une mine de chromite était en voie de résolution. En fait, les doyens avaient informé l'armée Pakistanaise du la rencontre 10 jours avant. « C'était donc un évènement ouvert et public dont tout le monde dans la communauté et les alentours était au courant », affirme James Cavallaro, professeur de Droit à l'université de Stanford dans la vidéo.

Presque tout le monde dans la communauté et ses alentours était au courant. Mais pas les services d'espionnage des Américains. Ou bien le chef de la CIA, ou le président ou bien le type en Virginie ou au Nevada ou quelque autre endroit confidentiel d'où l'on appuie sur le bouton téléguidé du drone.

Ainsi, presque tous les doyens tribaux de la zone ont été tués par les missiles du drone. Akbar Ahmed est un ancien ambassadeur Pakistanais au Royaume-Uni et aujourd'hui professeur à l'Université américaine. « Cela ne fait qu'alimenter le sentiment que personne n'est en sécurité nulle part, et que rien n'est sûr,» dit-il dans la vidéo. «Même une jirga, une institution des zones tribales la plus chère et la plus précieuse. On ne peut donc plus s'asseoir et résoudre un problème - Cela n'est plus une sécurité.» Comme le soutient professeur Cavallaro, «la perte de 40 doyens en un jour est dévastateur pour cette communauté.»

Et loin de construire une stabilité dans des régions comme le Pakistan, ce qui est un sujet dont l'administration parle beaucoup, la frappe, en une grande descente piquée, a en fait retiré à toute une communauté, la force la plus stabilisante.

Jalal Manzar Khail qui habite tout près, était chez lui ce jour-là et se souvient de l'attaque dans laquelle il a perdu quatre de ses cousins. Son fils de 6 ans avait ensuite peur -- et pour cause-- de dormir dans leur maison. « On ne peut pas rentrer chez nous, » et Khail d'ajouter « Passe mon message aux américains : La CIA et les Américains doivent arrêter ... ils ne font que se créer plus d'ennemis et cela va durer pendant des centaines d'années. »

Le message de Khail n'est pas nouveau. A la fin de quasiment toutes les interviews que j'ai faites,» me dit Greewald, « la personne me dit: 'S'il te plaît dis à Président Obama que je ne suis pas un terroriste et qu'il devrait arrêter de tuer ma famille. »

Il fut un temps où Président Obama aurait été un peu plus réceptif à ce message. Dans le livre Tue ou Capture: La guerre contre la terreur et l'âme de la présidence d'Obama, Daniel Klaidman raconte une autre frappe de drone, quelque jours seulement après l'inauguration du Président Obama. Parmi les tués, un doyen tribal pro-gouvernement et deux de ses enfants. Obama « n'était pas heureux », a dit un responsable au gouvernement à Klaidman.

Le concept de la frappe signature lui a donc été expliqué. « M. le Président, a dit le directeur adjoint de la CIA, Steve Kappes, nous pouvons voir qu'il y a beaucoup d'hommes en âge de joindre les militaires là, des hommes associés à des activités terroristes, mais nous ne savons pas toujours qui ils sont." Obama a répondu, "Ce n'est pas assez pour moi."

Il semble qu'il se soit familiarisé à cette pratique. Nous ne savons pas combien sont morts -combattants ou civils-au cours des frappes signatures puisque l'administration refuse même d'admettre qu'elles existent. En février, Robert Gibbs a affirmé à Chris Hayes de la chaîne MSNBC que lorsqu'il est devenu porte-parole de la Maison Blanche, il lui a été conseillé de ne pas reconnaître le programme de drone tout entier. Gibbs se souvient : « Vous n'êtes pas censés discuter du fait même qu'il existe, » lui a-t-on conseillé.

Bien entendu, depuis, étant donné la tournure de plus en plus ridicule -et insultante pour le pays- que prenait cette posture, l'administration a reconnu les frappes de drones bien que ce soit à peu près tout.

Mais des estimations et des chiffres ont été compilés par d'autres sources. Comme le fait remarquer Klaidman, entre le moment de son élection et le moment où Obama accepte son Prix Nobel de la Paix, 11 mois plus tard, il avait déjà donné l'ordre pour plus d'attaques de drone que George W. Bush l'avait fait de toute sa présidence. A la fin de 2012, il avait ordonné six fois plus de tirs au Pakistan que Bush l'avait fait. Une étude, conduite par des professeurs de Stanford (Cavallaro y compris) et de NYU, a trouvé que de 2004 à 2012, entre 474 et 881 civils ont été tués par les frappes de drones au Pakistan. Ces chiffres incluent 176 enfants -qui font l'objet d'une autre vidéo de Greenwald, que je vous encourage à voir. Pour l'exercice 2013, l'administration a requis 26,16 milliards de dollars pour le programme de drone - du moins c'est la portion qu'on en connaît.

Lors d'un discours donné en mai à l'Université Nationale de la Défense, Président Obama a fait ce qui était présenté comme un discours d'importance majeure sur la sécurité nationale ayant pour objectif de clarifier ses pratiques concernant les drones, la surveillance et Guatanamo. Le signe qu'une transition dans son approche s'opérait, semblait-il. « Avec une expérience de 10 ans pour en tirer les leçons », a-t-il déclaré dans son discours d'une heure, « C'est maintenant que nous devons nous poser les questions difficiles--en ce qui concerne la nature des menaces au jour d'aujourd'hui et la manière de les confronter. » A certains moments de son discours, il a même fait un bon plaidoyer contre l'usage des drones: "La force seule ne peut assurer notre sécurité. Nous ne pouvons employer la force partout où une idéologie radicale prend racine et en l'absence d'une stratégie qui réduirait les sources extrémistes, une guerre perpétuelle -par le biais de drones, ou le déploiement de forces spéciales ou de troupes- ne pourra que s'avérer auto-destructrice et altérer notre pays de manière troublante."

Il a aussi admis que « les frappes américaines ont causé des morts et des blessés ». On était bien loin de la déclaration faite en 2011 par John Brennan qui à l'époque était le conseiller principal du contre-terrorisme du Président, selon laquelle « Il n' y a pas eu une seule mort collatérale» attribuable aux frappes. Il a par la suite rectifié cela pour dire qu'il n'y avait pas de « preuve crédible de morts collatérales. » Cette déclaration ridicule fut démolie dans un article du Foreign Policy, de Micah Zenko, où il y conclut que soit Brennan ne recevait pas les mêmes briefing que ceux donnés au reste des responsables dans l'administration soit il n'avait pas accès à l'internet. Ou bien « il mentait.» Peu importe, cela n'a pas empêché qu'il soit confirmé comme directeur de la CIA.

Dans son discours, président Obama a aussi laissé échapper : « les Etats-Unis ne peuvent pas procéder à des tirs où nous choisissons - nos actions sont liées par la consultation avec nos partenaires et le respect de la souveraineté de l' Etat.» Le Pakistan pourrait désavouer ce point. Après la frappe de Datta khel, certaines familles de victimes ont poursuivi une action en justice, qui a eu pour résultat une décision de justice des tribunaux pakistanais rendant les frappes illégales.

En fait, le président a ouvert son discours en proclamant que « nos alliances sont fortes, de même que notre statut dans le monde. » Eh bien le monde est grand. Et il y a certains lieux où notre statut a de plus grandes implications sur notre sécurité nationale que d'autres. Au Pakistan, par exemple, selon un sondage récent fait par la fondation Pew, 74 pourcent d'entre eux considèrent les Etats-Unis comme un ennemi. La dernière année de la présidence de Bush, l'opinion favorable envers les Etats-Unis était de 19 pourcent de la population pakistanaise. Arrivé en 2012, ce chiffre avait dégringolé à 12 pourcent. Bruce Riedel, un ancien responsable de la CIA et maintenant chercheur indépendant à Brookings, assure que les frappes « nuisent à toute chance de renverser la pente glissante en spirale, des liens que nous avons avec l'Etat avec la croissance d'armes nucléaires la plus rapide. »

Le président a aussi soutenu que les puissances aériennes conventionnelles ou les missiles sont bien moins précis que les drones, et sont susceptibles de provoquer plus de victimes civiles et d'outrage locale. » C'est encore faux. Dans le Guardian, la semaine dernière, Spencer Ackerman a fait part d'une étude de Larry Lewis, du Centre pour l'Analyse Navale, qui a trouvé que les frappes par drone en Afghanistan étaient 10 fois plus susceptibles de provoquer des victimes civiles que les frappes d'avions de chasse pilotés par les hommes. « Les drones ne sont pas par magie meilleures à éviter les civils que ne le sont les avions de chasse, » affirme Sarah Holewinski co-auteure de l'étude. Lorsque les pilotes de chasse recevaient des directives claires et une formation sur la protection des civils, ils ont réussi à réduire le taux de victimes. »

Dans son discours, président Obama a également dit : « Nous devons prendre des décisions qui reposent non pas sur la peur mais sur la sagesse durement gagnée.» La sagesse durement gagnée sur laquelle l'étude des drones reposait -données de 2010 à 2011 était on le présume mise à disposition de l'administration. Si la Maison Blanche s'intéressait au fait de trouver quelle méthode était la plus sûre, ils l'auraient fait. Mais ils ont choisi de ne pas le faire et au lieu de ça ils répètent le même adage conventionnel intéressé et démontré faux. Il est difficile de remettre la palme de sagesse à ce genre de prise de décision.

Mais le président a également déclaré qu'il allait explorer « d'autres voies pour accroître la supervision, » et qu'il avait signé « des directives claires » concernant « la supervision et la responsabilité » justement le jour précédent. « Avant qu'une frappe soit portée » a-t-il déclaré, « il doit y avoir quasi-certitude qu'aucun civil ne sera tué ou blessé -le standard le plus haut que nous puissions établir.»

Bien que les frappes signatures n'aient pas été évoquées, certains ont même supposé que des termes tels que « quasi-certitude » et « standard le plus haut » signifiait qu'ils ne les emploieraient plus. Cette hypothèse s'est révélée fausse puisque seulement quelques jours plus tard, un responsable de l'administration a révélé au New York Times que les frappes signatures se poursuivraient au Pakistan, une déclaration qui comme l'écrit le journaliste Andrew Rosenthal « sembl[ait] contredire toute la teneure du discours de M. Obama. »

Deux semaines plus tard, le 9 juin, un drone a frappé un véhicule au Yémen tuant non seulement de nombreux militants supposés, mais également un enfant nommé Abdoulaziz. Il avait 10 ans. « Quasi-certitude » et « règlements clairs » n'étaient apparemment pas suffisants pour Abdoulaziz. L'administration s'est refusé à tout commentaire sur la mort du garçon et sur la frappe elle-même.

Elle est belle la transparence et la prise de responsabilité! La semaine dernière seulement, une frappe dans le Waziristan a fait 16 morts et 5 blessés.

En plus de nous poser certaines de ces « questions difficiles » concernant la guerre contre la terreur, il est temps de commencer à admettre ces très nettes et évidentes vérités qui blessent. L'une d'entre elles c'est que l'idée que les attaques de drones nous assurent une plus grande sécurité --même si elles étaient bien ciblées et employées avec un seuil de certitude absolue--n'est simplement pas vraie. Dès lors, ce n'est pas un choix, comme l'administration veut bien nous le faire croire, entre la sécurité et la compassion. « En tant que commandant en chef, je dois peser ces tragédies douloureuses contre les alternatives, » a affirmé Obama dans son discours. « Ne rien faire face à ces réseaux de terroristes inviterait a des morts et blessés de loin plus nombreux. » Comme si les seuls choix possibles c'était ou tuer les garçons comme Abdoulaziz ou ne rien faire.

Le président a continué : « Rappelons-nous que les terroristes que nous pourchassons ciblent eux des civils, et à côté du nombre de morts causé par leurs actes de terrorisme contre les musulmans, le nombre de victimes collatéralles des attaques de drones est bien minuscule. »

Mais il déclare cela comme si «les terroristes » étaient un groupe bien défini de personnes, et que tout ce qu'il y a à faire c'est de les trouver et les tuer. Oui, les terroristes s'en prennent aux civils, et si on ne mettait pas en place des politiques qui en créaient pour commencer ? Après cette attaque à Datta Khel, à votre avis, qu'est ce qui est arrivé au soutien des leaders politiques modérés, pro-américains ou pro-démocratie de la communauté ? (Enfin je parle de ceux qui n'ont pas été tués évidemment.) Leur statut a-t-il été mis en valeur ? L'attaque les a-t-elle aidé dans leur cause ?

Bien-sûr, nous avons tué des gens. Certains d'entre eux étaient sans le moindre doute des « méchants » -- mais cela a-t-il amélioré notre sécurité ? Dans la vidéo, Lawrence Wilkerson, l'ancien directeur de cabinet du Secrétaire d'Etat Collin Powell dit qu'il ne s'agit pas de compter le nombre de victimes. « Le nombre de morts comme instrument de mesure pendant a guerre du Vietnam n'était pas fiable,» dit-il, « il en est de même pour les attaques de drones... dites-moi comment on peut prétendre gagner si à chaque fois que nous en tuons un, nous en créons 10 ? Ce n'est pas un moyen de mesurer si l'on gagne. Ce qui permet de dire si l'on gagne, c'est si les musulmans décident de ne pas soutenir les franges radicales. » David Kilcullen, ancien conseiller principal du Général David Petraeus, partage cet avis : « Les retours de bâton et l'aspect déstabilisation politique - c'est ce qui au bout du compte nous laisse dans l'insécurité.»

Il apparaît clairement que la Maison Blanche ne veut pas débattre de ce sujet, pas plus qu'elle n'est ouverte au débat, comme le prétend le président, sur la surveillance du programme NSA suite aux révélations de Snowden. Tout ce aui intéresse l'administration c'est les beaux discours dans lesquels ils disent avoir de bonnes intentions et des pratiques de haut standard et un engagement pour la transparence -puis déclarer que tout le reste est classifié et inaccessible.

C'est pour cela que la nouvelle vidéo de Greenwald est si importante. Elle nous permet d'avoir un aperçu de ce qui est fait en notre nom, même si la Maison Blanche ne le souhaite pas. « Nous travaillons, » me dit Greenwald « à utiliser cette vidéo et obtenir du congrès qu'il introduise une législation en vue de bannir les frappes signatures.» Soyez donc aux aguets, et puis commencez le débat que le Président dit tant vouloir ouvrir. Bien que les missiles des drones explosent au Pakistan, en Afghanistan et au Yémen, les retombées auront un impact ici chez nous pour bien des années à venir.

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