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Libérez-moi de ce corps parfait!

Adolescente, j'étais captivée par la vague des super modèles : Claudia Schiffer, Karen Mulder... En 5e année, avec tout l'aplomb qu'une petite fille de 11 ans pouvait avoir, j'affirmais à ma maîtresse d'école: "- Moi je veux être Top Model!"
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Adolescente, j'étais captivée par la vague des super modèles : Claudia Schiffer, Karen Mulder... Alors que j'apprenais à dompter ma propre féminité, que je cherchais quoi faire de mon corps en pleine floraison, comme toutes les filles de mon âge, je me retrouvais régulièrement nez à nez avec Naomi Campbell, Linda Evangelista, sur les écrans de télé. Elles me fascinaient. Leur beauté m'aveuglait. Je jouais à la Barbie, manipulant ce corps parfait, et inventant mes propres agences de mannequins. Le monde de la perfection ne me quittait pas, si bien que je rêvais rapidement d'en faire mon métier. En 5e année, avec tout l'aplomb qu'une petite fille de 11 ans pouvait avoir, j'affirmais à ma maîtresse d'école:

"- Moi je veux être top modèle!"

Je finis au fond de la classe à copier une page entière sur l'importance d'un métier intelligent.

Par chance, je fus repérée dans la rue par un photographe et pus commencer rapidement à travailler dans le milieu dès mes 18 ans.

Alors que je commençais de toucher mon Graal du bout des doigts, j'entrais sans le savoir dans la plus terrible désillusion. Tout n'était pas comme à la télévision : glamour, podiums et voyages. Non, mon quotidien était beaucoup plus ardu ! Castings humiliants, concours de beauté avoisinant à la foire au bétail, shootings improbables, et arnaques en tout genre. Ma vie de mannequin était régulièrement ponctuée par des épisodes rocambolesques, tantôt euphorisants, tantôt avilissants.

Le souvenir le plus dingue? Le salon de la lingerie. Ou plutôt, devrais-je dire, le salon de l'agri-couture.

Underwear and Fashion. Hall 4. Je frissonne en tanga et soutien-gorge "push up" noirs, perchée sur des talons de 15 centimètres. Il est 9 heures du matin, je commence mon premier jour de mannequin cabine. Mon rôle? Essayer tous les ensembles de lingerie de la marque pour laquelle j'ai été embauchée à la demande des clients venus passer leurs commandes pour la saison prochaine. Mais aussi aguicher, appâter, séduire, attirer le client par mon charme naturel et le corps parfait que je suis censée avoir.

Pour résumer: je "vends mes charmes" sans acte sexuel à la clé.

Mon souteneur est très sympathique: il me propose de m'asseoir de temps en temps et m'offre parfois des verres d'eau. Pour 800 $ la journée, je deviens son corps, son hameçon, sa poupée à habiller et déshabiller. Cher payé? Pas tellement.

9 h 05

Alors que d'autres enfilent leurs blouses, leurs bleus ou leurs uniformes, moi je me déshabille. Mes employeurs ont à peine le temps de me voir habillée, ils ne me connaissent que dévêtue.

9 h 06

On me tend un ensemble en dentelle transparent et des talons aiguilles vertigineux. Sortie de la cabine exiguë, je dandine dans le stand, au paroxysme de ma sensualité, à peine éveillée, après une heure de métro bondé. L'espace d'un instant, je me demande pourquoi je suis là. Le salon est encore vide, les exposants sirotent leur café, les yeux plissés par le sommeil. L'air est glacé. Ils sont tous blottis dans leur pull, un croissant à la main, installés sur une chaise bien confortable. Moi, je suis quasiment nue sous la climatisation avec interdiction stricte de m'asseoir et de manger des croissants par peur que mon ventre gonfle. J'incarne l'Idéal, la mannequin de vitrine, livide, qui n'a pas de vie normale.

10 heures

L'atmosphère se réchauffe, les hommes arrivent par groupes. Certains ont volé des entrées, ils ne sont pas tous professionnels. Lâché de dragueurs, vicieux, frustrés. Déjà des dizaines de regards posés sur moi. D'abord dans les yeux, puis très vite sur ma poitrine, mes jambes, mes fesses. J'aperçois un homme faire le tour de mon stand pour vérifier la coupe de mon tanga. Je suis objet. Inanimée. Je commence à essayer d'autres ensembles. Un, deux, dix, quarante-six. L'acheteur me fait porter toute la collection. Il veut tout scruter, tout inspecter, presque de manière chirurgicale. Il veut être sûr que je porte bien ce short transparent et que mon soutien-gorge est bien coupé. Il trouve des excuses pour s'approcher de moi. Frôler ma cuisse, m'observer de plus près.

À chaque ensemble, je fais un tour sur moi-même devant lui, afin qu'il vérifie tous les angles de ce qu'il achète. Il peut même toucher les bretelles s'il est astucieux. Ses yeux brillent, il a le rire niais d'un homme sous l'emprise des hormones. Il se hâte de me demander mon prénom et m'appelle Amandine durant toute la commande. "Amandine, pouvez-vous essayer cela?" Il me tend un une-pièce string et des porte-jarretelles, la pièce la plus sexy de la marque. J'acquiesce.

Sachant pertinemment ce qu'il cherche à ressentir. Il jouit de son pouvoir sur moi. Il est laid. Il croit avoir enfin la main mise sur une femme excitante. Il décide de ce que je vais porter, il choisit comment je serai dénudée, il flirte avec son fantasme. Je ne suis pas gênée ni mal à l'aise. Je me suis glissée dans la peau d'un corps modèle, je suis devenue la fille en plastique, référence de la taille 0. Autour de moi, les hommes gravitent, les regards me jaugent, les femmes me méprisent.

12 heures

Un jeune trentenaire vient de se faire gifler par sa fiancée. Il me regardait avec trop d'insistance.

12 h 05

J'ai déjà amassé une dizaine de cartes de visite de photographes véreux. Je me sens obligée de les accepter en souriant. Pour l'image de la marque.

13 heures

Deux Adonis viennent de déambuler devant moi en boxer ultra-moulant. Ils sortent du stand B46, leur musculature atteint une perfection presque chimérique. Ils me saluent, complices par notre quasi-nudité.

14 heures

Je m'amuse à compter les sourires mièvres. Certains hommes trébuchent en me voyant, d'autres arpentent mon allée plusieurs fois, faisant mine de se tromper de chemin. Celui-là me demande l'heure, celui-ci me complimente, le vieux libidineux me soutient être un agent d'une grande agence de mannequins et le petit chétif me prend en photo avec son numérique. Ils sont tous là. Présents à l'appel. Beaux, malsains, drôles, gentlemen, pernicieux.

17 heures

Un sentiment de plénitude m'envahit. Admirée depuis le début de la journée, je me sens soudainement irrésistible. En un battement de cils, je pourrais avoir qui je veux. Je suis devenue toute-puissante. Je suis la fille que tous les hommes ont envie de dévorer. Je chaloupe, je vrille, je me déhanche. Je me sens star de cinéma, strip-teaseuse adulée, top modèle. Je suis dans l'antre de la beauté corporelle, au cœur de la dictature esthétique. Irréel, excitant, presque dérangeant, j'ai perdu les codes de la réalité. Je me sens incroyablement belle. Désirable.

18 heures

Ma journée s'achève. J'ôte mes talons, des crampes me saisissent les mollets. J'ai attrapé un rhume, j'ai le nez qui coule. J'enfile mon jean, mes baskets. Au bord de la schizophrénie, je reprends le métro dans la peau d'Amandine.

Demain, à 9 heures, je remonterai sur mon piédestal.

Pour aller plus loin:

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Amandine Grosjean - Sois belle et tais-toi Ed. City

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