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Quel avenir pour le Moyen-Orient?

Tout indique, à l'œil nu, que nous entrons au Moyen-Orient dans une zone des tempêtes sans précédent où toutes les cartes menacent d'être bientôt redistribuées. Superficiellement, on dira que le coup de force de Daesh aura constitué un choc structurel qui est en train d'ébranler les fondements mêmes de l'assise des principaux États.
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Tout indique, à l'œil nu, que nous entrons au Moyen-Orient dans une zone des tempêtes sans précédent où toutes les cartes menacent d'être bientôt redistribuées. Superficiellement, on dira que le coup de force de Daesh aura constitué un choc structurel qui est en train d'ébranler les fondements mêmes de l'assise des principaux Etats. Mais, si on y regarde de plus près, on dira néanmoins que les mouvements les plus fondamentaux se sont situés un peu en amont, autour de la date fatidique de juin 2013 qui aura vu, en phase, le basculement dans la même direction de l'Egypte et de l'Iran.

Depuis le tournant des années 1980, une hégémonie islamiste latente s'étendait depuis l'Atlantique marocain jusqu'à l'Indus pakistanais. En Iran, des forces islamistes désireuses initialement d'établir une alliance solide avec le monde arabe en général et avec les Frères musulmans égyptiens en particulier, dominaient le débat idéologique. Cette orientation, contredite par de nombreux obstacles, et contre investie par la renaissance d'un véritable libéralisme politique iranien à partir de 1997, a survécu néanmoins grâce aux dix années de confusion instaurée par la présidence populiste et autoritaire d'Ahmadinejad.

La course de l'Iran à l'arme nucléaire a paradoxalement renforcé le maintien de l'hégémonie islamiste, dans la mesure où les opinions régionales demeuraient en sympathie avec les objectifs de stratégie de Téhéran, crédités d'une volonté de puissance exclusivement anti israélienne. Dans le monde arabe proprement dit, la force du courant islamiste ne s'était jamais vraiment démentie. Après le coup d'arrêt, pourtant spectaculaire de la guerre civile algérienne où les forces laïques étaient pourtant sorties victorieuses en 1998, il avait pourtant fallu composer partout avec l'Islam politique, et notamment dans l'Algérie de Bouteflika, toujours afféré à flatter les vaincus d'hier pour affaiblir le pouvoir militaire.

Sur le plan de la société civile, personne à la fin du régime Moubarak ne disputait aux Frères musulmans un ascendant déterminant sur celle-ci et, depuis 2006, des élections palestiniennes sincères avaient conféré une majorité électorale indiscutée au parti frère local, le Hamas. Dans ces conditions, le détournement du "Printemps arabe" au profit de ce courant islamiste au sens large ne manquait ni de logique ni de profondeur historique. Ce qui fut en réalité une surprise sans précédent; ce fut la démonstration en grandeur réelle de l'inaptitude du courant islamiste arabe à toute forme d'exercice du pouvoir.

Après l'étouffement souriant de l'islamisme marocain par un pouvoir royal jouant, au mieux de sa forme, la carte démocratique, les insurgés islamistes faisaient tout autant en Libye qu'en Syrie, la preuve de leur ineptie, de leur brutalité sectaire et de leur absence totale de sens politique. C'est ainsi qu'un Bachar el Assad, placé initialement le dos au mur par l'essor du Printemps arabe, se retrouva à la tête d'une coalition pluraliste tandis que les Frères musulmans perdaient par leur sectarisme, assez vite, tous leurs soutiens dans la gauche intellectuelle et laïque syrienne, sans parler du ralliement tacite des Kurdes et des Druzes syriens au pouvoir de Damas.

Mais personne n'imaginait que le peuple égyptien allait, en deux ans, se retourner comme un gant contre les Frères musulmans qui combinaient, tel un tiercé gagnant, l'anarchie dominante de la vie quotidienne, l'autoritarisme rampant de ce qui restait d'institutions et les pogromes anti chrétiens à répétition. Jamais coup d'état militaire au Moyen-Orient n'aura été préparé par des manifestations de masse rassemblant jusqu'à dix millions de personnes au Caire, jamais il n'aura bénéficié dans sa politique répressive d'un appui populaire aussi important. La diffusion de cette victoire de l'armée égyptienne ne s'est d'ailleurs pas fait attendre dans tous les azimuts: en Syrie Cyrénaïque avec la petite insurrection du général Khalifa Haftar, très proche du Caire et, bien sûr, avec les libres élections tunisiennes qui ont reconduit les Frères musulmans locaux à la porte du pouvoir sans la moindre violence de rue.

Mais le renversement le plus spectaculaire, et le moins annoncé à son de trompe, aura été le basculement saoudien, à un moment décisif où la Monarchie cherche à stabiliser son assise alors que le mécanisme traditionnel de succession parvient à sa fin naturelle. En jetant tout son poids dans le soutien à l'armée égyptienne du maréchal Sissi, la monarchie saoudienne vient en réalité de franchir le Rubicon et de rompre pour la première fois un cousinage jusque là solide avec la Confrérie des Frères musulmans.

Certes, les Saoud ont toujours craint l'ascendant idéologique et politique du grand parti égyptien dont l'hégémonie n'a jamais cessé de se réverbérer de l'autre côté de la Mer Rouge au détriment de l'autorité royale. Mais en décidant de faire de la présidence de Morsi son ennemi principal, le courant actuellement dominant des princes saoudiens a choisi, lui aussi, une option irréversible d'alliance stratégique avec la modernité arabe et l'alliance américaine, même si paradoxalement Obama et ses proches maintiennent, au moins verbalement, une certaine sympathie pour les Frères musulmans égyptiens.

En somme, dans une région du monde où existaient deux grandes puissances historiques véritables, l'Iran et l'Egypte, incarnant l'une l'orthodoxie sunnite, l'autre la poursuite de la tradition chiite, ces deux puissances naturellement antagonistes venaient en parfaite simultanéité d'accomplir un même choix: condamnation de toute forme de djihad et rejet de toute alliance avec l'islamisme politique. Bientôt, une première connivence allait s'établir entre Le Caire et Téhéran sur la question syrienne où l'armée égyptienne abandonnait tout soutien à l'insurrection anti Assad, à l'heure où Téhéran maintenait la pression de son interventionnisme au profit de la dictature alaouite syrienne. Là se situe le premier grondement du tremblement de terre régional que nous vivons actuellement.

Car le phénomène actuel est moins caractérisé par l'opposition entre chiites et sunnites, laquelle n'a cessé au fil du temps historique, de connaitre ses hauts et ses bas, que par un rejet multiformes et convergent de l'intégrisme par toutes les sociétés islamiques, de plus en plus ensemble. De même que, dans les années 1970-1990, l'intégrisme égypto-saoudien fascina par la radicalité de son discours les jeunes mollahs chiites iraniens, tout autant que l' énergie de la révolution de Kohmeiny galvanisa à son tour l'enthousiasme des Frères musulmans de part le monde, de même aujourd'hui le rejet rapide de l'islamisme politique par les sociétés civiles égyptienne et maghrébine converge rapidement avec la rectification étatique et nationaliste qui traverse de part en part "l'axe chiite" depuis Beyrouth jusqu'à Téhéran.

Certes, divergences et rivalités ne disparaitront pas pour autant, mais le péril est encore bien trop grand pour que le maréchal Sissi en Egypte renonce à son rapprochement avec le gouvernement syrien de Bachar el Assad, de même que le terrain est encore bien trop fragile pour que l'Arabie Saoudite reprenne, du jour au lendemain, le double jeu américano-intégriste qui, jusqu'ici, lui convenait si bien. Mais que se passe-t-il donc en profondeur derrière ce réalignement fondamental que l'épisode de daesh accélère comme dans une expérience de physique? Tout simplement la notion de nationalisme arabe qui fut, sous Nasser, la forme très superficiellement laïcisée de l'idée du Califat.

Car la grande "Nation arabe", que Nasser entendait constituer autour de lui depuis le Maroc de Ben Barka jusqu'au Levant baasiste, entendait supprimer les anciennes frontières tout comme le voulurent, par le passé, les grands conquérants musulmans successifs qui se donnèrent pour ambition l'instauration ou la restauration du pouvoir califal, les Ottomans, de 1525 à 1923, en représentant le dernier avatar. Déjà, Al qaïda et son successeur daesh ne parlent plus jamais d'"Arabes" mais de "Musulmans", dont ils feignent de considérer que l'appartenance religieuse vaut pour une appartenance nationale supérieure. Mais de l'autre côté, de nouvelles constructions, qui évoquent furieusement les grandes nations européennes émergentes au XIXe siècle, s'affirment sans ambages.

La première d'entre elles, l'Egypte, bataille déjà sur ses frontières, en Cyrénaïque libyenne, contre les islamistes, au Sinaï et à Gaza contre ce dernier bastion des Frères musulmans alliés plus au sud à une véritable anarchie bédouine et, bientôt inévitablement, au Soudan pour sauver ce pays frère de l'Egypte d'une destruction plus grande encore que la sécession qu'il a déjà subie.

A l'ouest de cette construction centrée sur le Nil et Le Caire, le Maghreb prépare sans doute une convergence et une concertation que facilitent évidemment l'éclipse du courant islamiste et la réaffirmation d'un occidentalisme moderne lié, grâce à l'influence française, à la notion encore nouvelle de démocratie constitutionnelle.

Au nord enfin, l'Iran, au nom d'une identité surtout religieuse, aura conquis, fut-ce au prix d'un vaste choc opératoire qui s'appelle daesh, en Syrie et en Irak un vaste ensemble de provinces associées qui lui assurent un débouché sur la Méditerranée. Il restera alors à une Turquie décillée de ses illusions islamico-ottomanes de s'arroger l'hégémonie politique sur tous les sunnites modérés d'école hanafite de la Syrie et de l'Irak. Cela passera nécessairement, pour équilibrer la nouvelle puissance iranienne, par une réconciliation spectaculaire et laïque avec les nouveaux Kurdes, ce qui implique, en Turquie même, par la reconnaissance institutionnelle de la minorité kurde (plus de 20% de la population du pays).

A un moment donné, cette multiplication pacifique d'allégeances contradictoires devra impliquer la naissance d'un "couple turco-iranien" dont l'ampleur géographique inclurait sans doute l'Azerbaïdjan post soviétique et toute l'Asie centrale -Afghanistan compris. Cette véritable super puissance en gestation ne ferait que concrétiser pour notre nouveau siècle la remarquable stabilité d'un couple de civilisations turco-iranien qui n'aura jamais disparu, avec ses identités remarquables: 20% d'Alevis chiites en Turquie, 20% de sunnites en Iran, un quart de la population turque formée de Kurdes iranophones et près d'un tiers de la population iranienne de langue turque -azérie- jusqu'au cœur du pays à Téhéran qui, grâce à l'emprise de son Bazar, est en réalité une ville mixte sur le plan linguistique.

Mais à l'émergence de cette première super puissance ne pourra, à terme, que répondre un axe égypto-saoudien de plus en plus solide où les excédents quantitatifs et qualitatifs de populations de la vallée du Nil pourront trouver, dans la péninsule et sur les bords du Golfe persique, de quoi s'employer et consolider des frontières vitales pour la stabilité de la planète et infranchissables aux yeux des Etats-Unis. Tout cela pour l'exhibition terrible et lamentable de la dernière cavale des islamistes en repli stratégique? Il n'en aura pas fallu moins que l'épisode hitlérien naguère pour consacrer l'Union soviétique communiste en puissance mondiale et pour provoquer en retour la réconciliation spectaculaire des grandes nations de l'Europe continentale autour du nouveau projet de Jean Monnet.

Tout indique que, par delà le nuage d'horreurs qui s'abat à présent sur la Syrie et l'Irak, c'est en réalité l'entente pragmatique du Caire et de Téhéran qui se met peu à peu en place pour laisser ses chances à un développement économique et démocratique bien plus proche des idéaux communs à toute la planète de la mondialisation maitrisée. L'Histoire fut-elle tragique, ne serait encore ici que le détour d'une certaine rationalité ou, comme le disait Hegel en son temps: "Bien joué vieille taupe!"

Mais attention, cette réconciliation finale du monde islamique avec les valeurs universelles, qui se dégagent progressivement de toute la planète, demeure parfaitement compatible avec les abimes de cruauté et de désespérance dont nous sommes aussi les témoins.

Mais ne perdons pas cette perspective: le sens de l'Histoire est du côté des électeurs tunisiens qui ont reconduit pacifiquement les Frères musulmans à la porte et des électeurs iraniens qui ont donné, là aussi démocratiquement, à Rouhani le mandat de se réconcilier avec la communauté mondiale en renonçant pour l'essentiel à l'arme nucléaire. S'il existe un sens de l'Histoire, c'est bien là qu'il se trouve et non chez les "décapiteurs" ivres de suicide sur le dos des autres.

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