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La fabrique à terroristes: qui sème la haine récolte le feu

On nous a tendu un piège et nous sommes tombés droit dedans. Quatorze ans après le World Trade Center, nous reproduisons exactement le même schéma.
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Nous aurons beau combattre les terroristes, le système mis en place aujourd'hui en fabrique bien plus que nous en neutralisons.

Les terroristes de demain sont déjà trop loin dans le processus de radicalisation, notre retard est déjà trop grand, les prochains attentats sont en préparation. Et quel que soient les mesures prises en ce moment, il est probable que d'autres attaques aient lieu.

Ceci est d'autant plus vrai que, comme discuté dans une première partie, le système français actuel de protection est un outil de communication à grande échelle bien plus qu'une défense efficace. Et même si ce système était efficace, combattre les symptômes du terrorisme sans s'intéresser à ses racines profondes, mène la France dans un cercle vicieux infini dans lequel sont déjà piégés les États-Unis depuis vingt ans.

Le problème est bien trop complexe pour être abordé dans un article comme le nôtre. Toutefois, nous tenons à rappeler les ressorts essentiels de la «fabrique à terroriste» française et internationale que nous devons enrayer dès maintenant pour avoir une chance de combattre efficacement le terrorisme.

Le mythe des idiots fanatiques à l'épreuve de l'idéologie takfiriste-djihadiste

La première idée reçue fondamentale qui entrave une lutte efficace contre le terrorisme, à court et à long terme, est l'idée que nous avons à faire à de jeunes idiots fanatisés, lobotomisés et simplement perdus.

Ils sont beaucoup plus que cela.

Il y a 20 ans, dans un document fondateur, Oussama ben Laden et d'autres théoriciens du takfirisme djihadisme, idéologie d'Al-Qaïda et de l'organisation État islamique (EI), établissaient une stratégie à long terme, dont nous ne pouvons qu'observer les victoires aujourd'hui.

Nous utiliserons ici le mot takfirisme, pour décrire cette idéologie violente afin de bien faire la différence avec d'autres notions bien distinctes et souvent mal utilisées.

Le cœur de cette théorie est l'idée qu'une attaque brusque et violente contre les non croyants, et tout particulièrement l'Occident, entraînerait une réplique disproportionnée dont la violence engendrerait l'adhésion massive et croissante des populations musulmanes à l'idéologie takfiriste, menant à la possibilité d'instauration d'un califat musulman.

Or, rien ne démontre mieux la réussite de cette stratégie que l'enchaînement 11 septembre 2001, invasions de l'Irak et de l'Afghanistan, émergence de l'État islamique et revitalisation des talibans.

On nous a tendu un piège et nous sommes tombés droit dedans. Quatorze ans après le World Trade Center, nous reproduisons exactement le même schéma.

Double standard et crise identitaire : le monde musulman dans la tourmente

Il est compliqué et sensible de parler d'un «monde musulman», tant il s'agit d'une religion riche de sa diversité, présente de Rabat (Maroc) à la Chine, en passant par Paris et New York. Toutefois, il nous semble qu'un nombre important de musulmans se trouve confronté à une double crise qui nourrit depuis vingt ans le takfirisme djihadiste.

Le premier élément, qui nous paraît essentiel, est le double standard. Nous vivons dans un monde qui revendique, surtout en Occident, l'abolition et la codification de la violence armée comme mode de résolution des différends. On apprend et revendique le fait que la violence contre des innocents est interdite. Et pourtant, la décennie 2000 en particulier a vu l'avènement d'internet s'accompagner par la multiplication d'images des bombardements en Palestine, Afghanistan, Pakistan, Irak, Yémen... et aujourd'hui en Syrie.

Les jeunes musulmans se retrouvent confrontés au paradoxe d'une violence devenue interdite contre les civils, sauf quand il s'agit de Palestiniens, d'Irakiens, de Pakistanais, de Yéménites, etc. Quelle que soient les raisons derrière cette légitimation de la violence et ce paradoxe, cela ne peut qu'être douloureusement vécu.

De plus, ce double standard ne s'arrête pas à la violence armée. Le rejet de l'apartheid, de la colonisation, du racisme, de la xénophobie, s'accompagne d'une relative inaction face à l'occupation, la colonisation et l'apartheid mis en œuvre par Israël en Palestine. Tout comme il s'accompagne également de la multiplication des «amalgames», du racisme et de la xénophobie - pas toujours assumés mais souvent en toile de fond - que subissent les musulmans dans le monde occidental et la culture dominante. Le sentiment d'injustice qui s'en dégage est un élément fondamental pour expliquer le basculement de gens «biens», comme beaucoup de futurs terroristes sont décrits par leurs familles en Europe, vers le takfirisme djihadiste.

À cela s'ajoute une crise identitaire plus profonde, très bien décrite par Amin Maalouf dans Les identités meurtrières. La jeunesse musulmane se trouve confrontée à la contradiction entre des valeurs traditionnelles transmises, qu'on leur présente comme incompatibles avec une modernité, une société mondialisée et une culture dominante qui les attirent. Ce tiraillement crée une crise des repères qui fragilise une jeunesse en pleine ébullition. Or, particulièrement en France, les jeunes musulmans se trouvent démunis face à cette situation, faute d'autorités religieuses capables de les accompagner dans ce processus.

Islamisation de la radicalité : la France face à ses jeunes

Comme Olivier Roy l'a magistralement décrit dans son article dans Le Monde, malgré tous les éléments globaux précités, ce n'est pas à l'étranger que la France trouvera la réponse à son terrorisme intérieur. Le groupe armé État islamique n'est qu'un avatar d'un problème profond qui est ou a été visible à travers Al-Qaïda, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), le GIA (Groupe islamique armé) ou le Front al-Nosra. Si l'État islamique est vaincu demain, nous aurons éradiqué un symptôme, mais la maladie, la fabrique à terroristes, perdurera, et le takfirisme prendra simplement un nouveau visage.

La jeunesse est une période propice à la rupture générationnelle et l'engagement radical. Ces dernières ont pris de nombreux visages au cours des siècles, le terrorisme anarchiste, le communisme radical ou la violence de certains mouvements étudiants en sont les avatars les plus récents. Il est important de comprendre que l'engagement djihadiste s'inscrit dans la même logique. Ce n'est pas un hasard si 25% des jeunes partant pour le djihad sont des convertis. En crise de repères, à la recherche d'une identité forte d'adulte, en rupture avec leurs parents, ils sont en quête d'une cause puissante, attirante, radicale, fournissant sa dose d'aventures et d'adrénaline, tout en portant un projet de société en rupture avec le modèle actuel, dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Or, cette recherche de radicalité précède le virage vers l'islamisme radical, pouvant aller jusqu'au takfirisme. Ce constat est essentiel.

Le takfirisme n'est pas avant tout un problème religieux, il ne s'agit pas d'une conséquence de l'émergence d'un obscur califat islamiste au Moyen-Orient : il est la seule cause radicale sur le marché pour des jeunes en quête de radicalité et de rupture. Il est l'expression d'un malaise social profond bien davantage que l'expression d'une religion qui prêcherait tel ou tel rapport à la violence.

Le comprendre comme cela implique que nous acceptions que la lutte contre le terrorisme a d'abord lieu sur le terrain de l'action sociale auprès des jeunes, et non dans le ciel syrien.

Beaucoup des jeunes ayant basculé dans la radicalisation commencent par une rupture plus classique avec la société. Certains sont broyés par un système de protection de l'enfance complétement débordé, abandonnés et stigmatisés par une société qui ne sait pas quoi faire d'eux, tombent dans la petite délinquance puis se radicalisent.

Le second profil est différent : enfants plus favorisés, ils s'engagent dans cette recherche de radicalité davantage par recherche identitaire et besoin de s'affirmer, qui passent souvent par la religion. Or, c'est ici que le takfirisme se transforme en problème non pas religieux, mais de politique religieuse et d'organisation du culte. En France, ils ne trouvent hélas aucune porte où frapper pour rechercher cette identité religieuse que ne leur ont pas transmise leurs parents, à l'exception d'internet et de l'État islamique.

L'organisation de l'islam de France : au cœur de la mêlée

La supposée lutte contre les mosquées radicales est un coup d'épée dans l'eau, ou au mieux une goutte d'eau dans un océan de problèmes bien plus urgents et pertinents. Nous savons aujourd'hui que le processus de radicalisation se fait principalement à travers trois vecteurs : la prison, internet, et la fratrie. La mosquée n'est donc pas un lieu premier de radicalisation. Par contre, elle pourrait être un vecteur de «déradicalisation» majeure, si chacun y mettait un peu de bonne volonté.

Les instances du culte musulman en France sont connues pour ne pas être considérées très représentatives par la majorité des croyants du pays. Or, c'est tout particulièrement le cas des jeunes qui ne se reconnaissent pas dans ces instances vieillissantes, souvent très influencées par certains gouvernements du Maghreb et sans réelle légitimité. Il en va de même pour une part importante des imams français. Vieux, souvent issus de l'étranger, ne parlant pas toujours le français, ils font face à des jeunes qu'ils ne comprennent pas et avec qui ils peinent souvent à communiquer.

Un jeune en crise d'identité poussant la porte d'une mosquée, aujourd'hui, pour obtenir sur l'islam des réponses que ses parents ne lui ont souvent pas transmises, se trouve donc souvent face à un mur. Si tant est d'ailleurs qu'il puisse trouver une mosquée. Or, l'État fait le choix de ne pas s'impliquer dans la gestion du culte musulman. Un choix politique compréhensible, au vu du climat actuel et considérant la sensibilité du sujet.

Toutefois, en refusant de s'y impliquer, ou en le faisant à tâtillon et parfois en sous-main, il en vient à cautionner des pratiques qui fragilisent notre meilleure défense contre la radicalisation qu'est le tissu intellectuel de l'islam de France. De surcroît, en s'attaquant publiquement aux «mosquées radicales», désignant de fait la mosquée comme un lieu de radicalisation qu'elle n'est pas ou très peu, le gouvernement ne favorise pas une institution dont nous avons pourtant besoin, plus que jamais. Il en va de même pour le salafisme.

L'Islam salafiste : la solution du moindre mal ?

Aucun sujet n'est aussi mal traité dans les médias que l'islam salafiste. Les paragraphes qui suivent en feront sûrement bondir plus d'un, mais c'est un sujet inévitable.

Malgré tout ce qu'on peut lui reprocher, rappelons tout de même que la violence et l'implication politique est absolument antinomique à l'idéologie salafiste. Le salafiste mène le djihad contre lui-même et vit la radicalité de sa foi de manière extrêmement personnelle, bien qu'elle soit visible.

Ainsi, l'islam salafiste propose un projet de société et de vie radicale, en totale opposition avec le modèle dominant, mais par définition non violent et apolitique. Or, cette différence fondamentale avec le takfirisme, qu'il est très rare de voir dans les médias, en fait peut-être la seule force capable de capter des jeunes en quête de radicalité sans les faire basculer dans la violence armée.

Or, conspué dans les médias, décrit comme en total opposition avec le mode de vie et de pensée français, l'islam salafiste est aujourd'hui décrit comme une part du problème, alors qu'il pourrait être un vecteur de solution. Les jeunes Français, en particulier parmi la population musulmane, sont en recherche de radicalité et se tournent aujourd'hui vers l'État islamique, faute de mieux. Et bien que cette quête de radicalité ne soit qu'une phase, on peut revenir du salafisme, mais on ne fait pas machine arrière une fois dans l'engrenage de l'EI.

Le salafisme pose des enjeux majeurs sur l'adéquation de ce mode de vie avec les valeurs républicaines, notamment sur l'éducation des enfants ou le droit des femmes. Toutefois, si on accueille dans un dialogue constructif, en reconnaissant sa différence fondamentale avec le takfirisme terroriste, en s'y intéressant sincèrement et en cherchant une manière de l'inclure dans notre société, le salafisme pourrait fournir à tout un pan de notre jeunesse ce qu'elle va aujourd'hui chercher sur internet, et donc chez l'EI.

Changer de perspective : une jeunesse qui a soif de modernité

Nous avons la conviction profonde que l'idéologie takfiriste est vouée, à long terme, à disparaître. Tout comme l'État islamique s'écroulera probablement dans ses propres contradictions, notamment dans la gestion de son territoire et l'arrêt de sa conquête territoriale. Cette idéologie rétrograde sera probablement balayée par la marche de l'Histoire. L'Occident, incapable d'accepter que qui que ce soit lui résiste ou le défie, n'a de cesse de donner du crédit à une idéologie qui, sans Bush, sans la guerre en Irak, sans les drones, sans la politique israélienne, sans les errances occidentales sur le problème syrien, aurait cessé d'exister depuis longtemps.

Mais les «printemps arabes» sont la meilleure preuve que l'écrasante majorité des jeunes du monde musulman aujourd'hui aspirent à la modernité, à la démocratie, la liberté, l'amélioration des conditions de vie, le bien-être, la tranquillité et le vivre-ensemble.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le recrutement de l'organisation État islamique est basé non pas sur une vision réaliste des faits, mais sur l'illusion que la Syrie est un paradis où un jeune musulman paumé, frustré, stigmatisé, peut trouver l'argent facile, les signes extérieurs de richesse et de pouvoir, flattant son ego et son besoin d'affirmation comme dominant bien plus que sa piété religieuse. Or, cette illusion ne peut pas tenir.

Malgré leur puissance aujourd'hui et le crédit politique que leur accorde l'Occident depuis 20 ans, l'idéologie moyenâgeuse des takfiristes ne pourra pas résister aux aspirations modernistes et libertaires d'une jeunesse musulmane plein de force, d'idées, d'envie et de projets.

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