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Les Démocrates contre la démocratie: le piège de la radicalisation politique en Égypte

À l'issue de la grave crise politique de novembre décembre 2012, l'opposition égyptienne avait décidé de cesser les manifestations pour se concentrer sur les législatives et tenter de constituer une minorité de blocage en prévention d'éventuelles révisions constitutionnelles.
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À l'issue de la grave crise politique de novembre à décembre 2012, l'opposition égyptienne avait décidé, à travers le Front pour le Salut National (FSN), de cesser les manifestations pour se concentrer sur les législatives et tenter de constituer une minorité de blocage en prévention d'éventuelles révisions constitutionnelles. Mais ce vœu pieu a rapidement volé en éclats.

La tragédie de Port-Saïd: violence et place des ultras du foot dans la machine révolutionnaire

La crise qui éclate la dernière semaine de janvier, avec le jugement des événements de Port-Saïd de 2011, se fait déjà sentir quelques jours avant. Alors que les cendres de la crise de décembre 2012 fument encore, les White Knights, ultras du club de foot d'Ahly, menacent le gouvernement de semer le chaos si la décision n'est pas assez sévère. Pour rappel, 74 personnes avait péri dans des affrontements à Port Saïd en marge d'un match contre Ahly.

Or, le gouvernement est tout à fait conscient de la capacité de nuisance des ultras. Avec les ultras du club de foot rival de el-Zamalek, ils sont, depuis le début de la révolution, un noyau dur de "casseurs". Cette alliance tacite peut surprendre, mais elle est hautement stratégique. En effet, elle garantit à la révolution, puis plus tard à l'opposition, des groupes qui mèneront la fronde contre les forces de l'ordre, iront à l'affrontement, souvent en marge des manifestations, comme dans les rues adjacentes à la Place Tahrir. Or, presque d'avantage que les grands rassemblements populaires, ce sont bien ces affrontements qui font parler des manifestations en Égypte et partout dans le monde. Mettant en lumière la brutalité policière et la volonté répressive du régime, c'est un élément essentiel de la communication révolutionnaire, consciemment ou non. De surcroît, il ne faut pas se leurrer, les morts tragiques de ces affrontements, autant que les blessés, élevés en martyrs, renforcent considérablement la visibilité et le capital sympathie de la révolution, puis de l'opposition. Et tant pis si c'est une alliance gênante, qui provoque parfois, surtout depuis la chute de Moubarak, des affrontements dont les forces de l'ordre se passeraient volontiers.

Cette violence des ultras est apparue au grand jour lors des événements de dernière semaine de janvier. Les ultras lancent alors de grandes manifestations pour mettre la pression sur le gouvernement. Or, cette période coïncide avec l'anniversaire de la Révolution, le 25 janvier. Déjà chauffée à blanc par l'éminence du jugement, la situation dégénère rapidement. Alors que 4 personnes avaient été tuées lors de la longue crise politique de novembre décembre 2012, sept personnes meurt le seul 25 janvier au Caire. Mais, les événements tragiques du week-end vont conduire à la mort de 46 personnes dont 37 à Port-Saïd, c'est sans commune mesure avec les violences de décembre 2012. Désireux d'éviter une explosion des ultras cairotes, la Justice, réconciliée avec le gouvernement depuis le vote de la Constitution, condamne sévèrement les ultras d'Al-Masy, club de Port-Saïd. Cependant, le procès des policiers, accusés d'avoir orchestré l'affaire par vengeance contre l'implication des ultras dans la révolution est reporté en mars. Dés lors, les ultras cairotes n'en démordent et continuent leurs actions, alors que les villes du Delta, ainsi que Port Saïd et Suez plongent dans la violence. Largement dépassé par les événements, mais fort du soutien de l'appareil judicaire, ancien adversaire farouche de Morsi (voir articles du même auteur), ce dernier instaure l'État d'urgence dans 3 provinces.

L'opportunisme de l'opposition : radicalisation et danger politique

Les mouvements de jeunes et les nouveaux black blocks égyptiens se revigorent face à cette mesure, limité dans le temps et dans l'espace, mais rappelant de façon ostentatoire l'ère Moubarak. La tradition contestataire de Suez et Port-Saïd entraîne rapidement d'importantes manifestations contre l'État d'urgence et les violences du week-end. L'opposition, qui se débat depuis décembre 2012 pour tenter de s'unir en vue des élections législatives et rattraper son retard, ne rate pas cette occasion. Le FSN appelle rapidement à la grève générale, réitère ses exigences de décembre et enterre rapidement sa volonté de se concentrer sur les élections. Cette réaction cache un grave aveu d'échec.

Alors qu'elle a eu deux ans depuis la révolution, l'opposition n'a jamais fait les efforts nécessaires pour conquérir le terrain politique. Face aux Frères Musulmans, une organisation politique vieille de 84 ans, dotée d'un appareil politique considérable, menant des actions de diffusion autant que des actions sociales, capable d'occuper le terrain, disposant des relais a travers tout le pays, notamment les mosquées, et qui a su occuper le vide politique, identitaire et social laissée par la chute de Moubarak, l'opposition a fait pale figure.

Politiquement divisée, elle ne s'unit que dans la rue, grâce à l'ennemi commun, mais s'avère incapable de dépasser les ambitions individuelles sur le terrain politique Mais, surtout elle n'a jamais véritablement pris son bâton de pèlerin, pour diffuser son message dans les campagnes, ni pu concentrer assez de moyens derrière une seule organisation pour se doter d'une machine électorale digne de ce nom. Beaucoup d'égyptiens ont voté pour les Frères, qui, je le rappelle, n'ont jamais fait campagne sur la question religieuse, simplement parce que c'est la seule formation dont ils connaissaient le programme et les actions. C'est donc très logiquement que l'opposition s'est fait aplatir à toutes les consultations électorales post-révolutionnaires. Au lieu de reconnaître cette échec, l'opposition s'est jetée à corps perdu dans la seule action ou elle parvient a s'unir, parler d'une seule voie et se sentir puissante: la contestation par la rue. Ainsi, depuis l'élection de Mohamed Morsi, elle a organisé de vastes manifestations; nourrit, par de multiples plaintes, une véritable guérilla judiciaire contre la présidence et l'alliance islamiste; boycotté l'Assemblée Constituante pendant 5 mois, et elle refuse toute solution négociée avec Morsi, en se présentant comme les seuls représentants du peuple.

Pourtant, la domination politique des Frères est tout à fait légale. Malgré des soupçons de fraudes, les élections ont été jugées globalement conformes par de nombreux acteurs internationaux, ce que peut entériner le fait qu'elles ont été supervisées par les juges, majoritairement peu soupçonnable de connivence avec les islamistes. Loin de tirer les leçons de ces échecs, l'opposition s'est radicalisée et le blocage politique et judicaire qu'elle a provoqué est indirectement responsable de la crise autour de la Constitution. Si la responsabilité de M. Morsi dans la grave dérive autoritaire du 22 novembre est indéniable, le refus de tout compromis, de toute remise en cause et l'aveuglement de l'opposition ont grandement contribué à plonger l'Égypte dans la crise politique.

Le referendum constitutionnel est aussi l'apogée de la lente désillusion des égyptiens envers la transition, grandement nourrie par le blocage, puisque moins de trente pourcent des électeurs se présentent aux urnes. Faisant encore preuve d'un aveuglement et d'un refus criant de se remettre en cause, le leader du FSN Mohamed ElBaradei vient expliquer à la télévision, dans des propos a peine voilés, que l'adoption de la Constitution et sa défaite sont liés à l'illettrisme en Égypte. Que ce soit la vérité ou non, ces propos insultant pour les Égyptiens sont une fois encore la preuve des graves erreurs stratégiques de l'opposition. Alors que leur défaite est d'abord liée à une campagne du "non" tardive et catastrophique. Or, dans un moment aussi crucial que la transition vers la démocratie, les libéraux et démocrates égyptiens n'ont pas le droit à l'erreur.

Ce radicalisme de l'opposition, qui se renforce au fur et à mesure que le blocage s'accentue, les black block en sont la preuve, n'a rien apporté à l'opposition. Les contre-manifestations des Frères ont fini de démontrer, à ceux qui étaient encore sceptiques, le fort soutien populaire dont jouit le président Morsi. Ce dernier, s'enfonçant dans un légalisme buté face au légitimisme radical de l'opposition, s'est rapidement rétracté face à l'échec de ses mains tendues, restées lettres mortes. Affaiblis par ce durcissement de la bipolarité politique égyptienne, les Frères sans majorité, doivent, fatalement, se tourner vers les salafistes. Ces derniers profitent grandement de la stratégie de l'opposition, gagnant en poids dans l'alliance islamiste à mesure que l'opposition se radicalise. Cette alliance ne va pourtant pas de soi. Lorsque éclatent les événements autour du film "Innocence of Muslims", alors que 3000 salafistes tentent de manifester et s'attaquent à l'ambassade américaine, la réaction de Morsi est immédiate. La ville du Caire est bouclée, Tahrir est envahie de cars de police; les représentations diplomatiques ou d'organisations internationales sont placées sous protection militaire; et toutes les autorités appellent au calme. Quelques mois plus tard, l'aile radicale des Frères est en pleine expansion et l'influence salafistes grandit, ils ont d'ailleurs eu raison du juge Mahmoud Mekki, vice-président et partisan du dialogue avec l'opposition, notamment autour de la Constitution. Alors que les cendres des derniers affrontements fument encore, l'opposition n'a toujours pas pris la mesure du problème, bien au contraire.

Le boycott des élections législatives : ultime marchepied aux salafistes

Le 23 février dernier, Mohamed ElBaradei appelle au boycott des élections législatives. Si le FSN n'a pas encore pris sa décision, elle sera lourde de conséquences.

Le dernier boycott de la démocratie, en l'occurrence la Constituante, par les démocrates a mené à l'exact inverse de ce qu'il espérait, avec le renforcement de l'aile dur au sein de l'alliance islamiste et le vote de la Constitution. L'Alliance islamiste a montré que, tant que sa domination était légale, elle ne céderait plus un pouce à l'opposition, après l'échec de ses précédentes mains tendues, gestes d'apaisement que le recul des modérés rend de toutes façons difficiles. Dés lors, un tel boycott augmenterait encore la place des salafistes d'Al-Nour et expulserait définitivement les libéraux hors du Parlement, mais également hors du jeu politique. Libre sur son aile libérale, Morsi se retrouverait acculé par les salafistes et l'aile dure de son parti. Il serait alors contraint de payer ses dettes politiques, contractées au fil du blocage libéral.

Si l'instauration de la charia en Égypte est très peu probable, certaines mesures "esthétiques", sur la pudeur vestimentaire ou verbale sont à redouter. De surcroît, il semble que le vote de la Constitution et la virulence de l'opposition aient finit de ranger la Justice, au moins en apparence, derrière le président. Privée de ce soutien, l'opposition risque de s'isoler encore plus. Acculée, on peut craindre, comme c'est son habitude, qu'elle se radicalise d'avantage, si tant est que ce soit possible, déstabilise le pays et s'éloignant, elle, de sa mission de diffusion et d'éducation à la démocratie.

La transition démocratique, un chemin pavé de compromis

La stratégie radicale de l'opposition, par les grandes manifestations et le boycott, associée à un refus de regarder la situation en face, sont un grave danger pour la démocratie égyptienne. Comme partout, la transition démocratique est un long processus, difficile et semé d'embûches, cela prendra du temps et coûtera des compromis. Toutefois, la stratégie libérale et son aveuglement ont déjà fait perdre beaucoup de temps et coûté beaucoup de sang à l'Égypte. Presque autant que la dérive autoritaire et réactionnaire, d'un président qui se terre dans un légalisme buté face à l'échec du dialogue. Il reste quelques mois avant les élections. L'expérience du referendum constitutionnel montre deux choses: à moins d'un miracle (réveil des chancelleries internationales?) Morsi ne cédera pas à une telle stratégie; deuxièmement, une campagne à la va-vite, décidée en urgence, parce qu'on réalise trop tard que le scrutin aura de toute façon lieu, aurait des conséquences funestes. Il n'est pas trop tard, l'opposition peut encore changer de stratégie, s'unir pour occuper le terrain, se construire une vrai "machine électorale" et offrir au long voyage de la transition démocratique égyptienne, le raccourci qu'elle mérite.

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