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Le Sénat, une institution légitime

Mieux vaut avoir un Sénat et s'en servir peu que de ne pas l'avoir lorsque nous en avons vraiment besoin.
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La plupart d'entre nous, n'ayant qu'une vague compréhension de l'origine du Sénat, de ses fonctions possibles et de ses réalisations passées, le percevons comme illégitime et nous voulons corriger cette situation en y appliquant une ou l'autre de deux recettes stéréotypées et superficielles: l'élire ou l'abolir.

Je veux démontrer ici que les formes de légitimité sont multiples, que le Sénat est légitime à sa façon, et que la meilleure voie de réforme est de faire évoluer sa culture.

Même s'il est généralement admis que démocratie est égale à élections, c'est confondre la partie pour le tout. Un régime est démocratique lorsqu'il cherche à matérialiser la volonté générale éclairée des citoyens d'une façon juste, en tenant compte des minorités, et en limitant les excès naturels des gouvernants et des gouvernés. La démocratie est la résultante de l'interaction de nombreux acteurs et institutions dont le gouvernement, le parlement, les cours de justice, les administrations publiques, l'armée, les forces policières, la presse, les associations, les groupes de pression, les entreprises nationales et multinationales, et les opinions publiques. La démocratie pâtit dès que l'une de ces composantes commence à faiblir, se durcir, ou s'agrandir démesurément.

La plupart des acteurs mentionnés plus haut ne sont pas élus, mais tant qu'ils jouent le rôle qui leur est imparti, ils sont légitimes. Tous les régimes démocratiques ont des élections pour choisir leur gouvernement, mais les régimes qui ont des élections ne sont pas tous démocratiques. Pensons au Zimbabwe, à la Russie, et même à la Turquie, pour ne mentionner que ceux-là.

Pour mieux comprendre la variété des diverses légitimités, tournons notre regard vers un groupe de personnes qui, comme les sénateurs, sont nommées: les juges. Peu de gens refuseraient leurs jugements sous prétexte qu'ils ne sont pas élus. La pensée juridique étant le fruit d'un long apprentissage et d'une ancienne tradition, ces juristes expérimentés sont fortement encadrés par les jugements de leurs prédécesseurs et par les réflexions de leurs pairs. Ils cherchent a fonder leurs raisonnements sur les faits les plus probables et à éviter les biais personnels. Notre ignorance étant profonde et nos préjugés étant, la plupart du temps, déguisés sous de beaux atours, il est certain que les juges vont parfois faillir. C'est pourquoi le système judiciaire a prévu plusieurs instances qui utilisent des panels de 3, et ensuite 9 juges. Toutes ces parties forment un tout, rendant le système judiciaire légitime à sa façon, sans élections.

Revenons au Sénat. En 2014, la Cour suprême du Canada a étudié plusieurs questions reliées à la réforme du Sénat. Voici trois citations importantes extraites de la décision rendue:

«Les rédacteurs [de la constitution] ont cherché à soustraire le Sénat au processus électoral auquel participaient les députés de la Chambre des communes, afin d'écarter les sénateurs d'une arène politique partisane toujours soumise aux impératifs des objectifs politiques à court terme.»

«Le fait que les sénateurs soient nommés, de même que le postulat correct en découlant selon lequel leur nomination empêcherait le Sénat d'outrepasser sa fonction d'organisme législatif complémentaire, façonnent l'architecture de la Loi constitutionnelle de 1867.»

«Ces élections affaibliraient le rôle du Sénat en tant qu'entité chargée de porter un second regard attentif aux projets de loi et lui conféreraient la légitimité démocratique voulue pour bloquer systématiquement les projets de la Chambre des communes, contrairement à la fonction constitutionnelle qui lui est assignée.»

Il en ressort que le système canadien forme un tout avec des interactions complexes entre les parties. C'est un véritable écosystème de gouvernance qui s'est transformé et adapté depuis presque 150 ans. La Cour suprême nous invite à réfléchir longuement avant d'en changer le fonctionnement, car il est probable que des changements à la pièce pourraient avoir des conséquences imprévues et indésirables.

Au cœur des doutes sur la légitimité du Sénat existe toujours la crainte qu'il puisse nous empêcher de gouverner en bloquant systématiquement la volonté de la Chambre des Communes. Cent cinquante ans d'histoire nous démontrent que c'est une fausse peur. Si le Sénat était si dangereux pour la gouvernance, on s'en serait aperçu.

Sans entrer dans le détail, on constate qu'au cours de l'histoire, le Sénat s'est de temps en temps opposé aux désirs des Communes et qu'il a connu une période particulièrement active dans les années 1988 et 1991 alors qu'il comptait une majorité libérale. Il s'était alors opposé au gouvernement Mulroney sur trois sujets importants: l'avortement, la TPS, et le libre-échange. Le Sénat a un pouvoir réel de bloquer la législation des Communes, mais ce pouvoir est tempéré par l'absence de légitimité électorale, par sa culture et son l'histoire, et par l'opinion publique.

Pourquoi se compliquer la vie avec tout ça? Ne serait-il pas plus simple de s'en débarrasser complètement? Pas si vite! En 2007, Eoin O'Malley publia une étude comparant le pouvoir législatif des premiers ministres dans 22 démocraties parlementaires. Il en ressort que le premier ministre du Canada est, de loin, un des plus influents. Plus le bureau du premier ministre concentre le pouvoir, plus c'est important d'avoir des contrepoids. Puisque la Chambre des Communes peut difficilement jouer ce rôle, sauf en cas de gouvernement minoritaire, il ne nous reste que la Cour suprême et le Sénat.

Mieux vaut avoir un Sénat et s'en servir peu que de ne pas l'avoir lorsque nous en avons vraiment besoin.

Les sénateurs ont généralement été choisis de façon partisane et nommés pour leur loyauté au parti qui gouverne. Ceci a créé une assemblée qui voit ses possibilités de complémentarité amoindries par rapport à une assemblée non partisane. Lorsque la majorité au Sénat correspond à celle des Communes, son sens critique est amoindri. Lorsque le pouvoir change de mains, il a souvent tendance à réfléchir en opposition plutôt qu'en complémentarité avec les Communes. Tant que cette assemblée demeurera partisane, elle fonctionnera bien en-dessous de ses capacités. Mais si on enlève le Sénat, on perdra pour toujours cette possibilité d'enrichissement de notre législature.

Pour toutes ces raisons, le Sénat a une légitimité bien à lui, différente de celle de la Chambre des communes, et on doit chercher à faire évoluer le mode de nomination de ses membres pour ensuite lui permettre de réaliser son plein potentiel.

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