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Comment les cadres de NBC ont tout d'abord étouffé l’affaire Harvey Weinstein

Des révélations de plus dans cette affaire.
Le HuffPost américain a qualifié la grande chaîne de
JI SUB JEONG/HUFFPOST
Le HuffPost américain a qualifié la grande chaîne de

À la mi-août, une victime présumée était prête à témoigner devant la caméra, le visage masqué et sous couvert d'anonymat, pour témoigner de son viol par Harvey Weinstein. C'est ce que rapportent quatre sources proches de l'enquête de Ronan Farrow, le journaliste de NBC News qui a publié son enquête dans le "New Yorker" cette semaine. Un vrai tournant, après de longs mois de travail sur une histoire qui avait porté malheur à toute une génération de journalistes.

Ronan Farrow ne manquait déjà pas de matière. En mars, il s'était procuré un enregistrement aussi accablant que convoité où Harvey Weinstein avouait avoir peloté une mannequin italienne. D'anciens cadres et assistants ayant collaboré avec le producteur s'étaient fait l'écho des harcèlements et autres agressions sexuelles qu'il pratiquait au quotidien. Et maintenant, il disposait d'un témoignage vidéo qui l'accusait de viol.

Mais le journaliste s'est alors heurté à l'autorité de sa chaîne. D'après quatre sources, des cadres de NBC News lui ont déclaré que son enquête ne comprenait pas assez de matière pour être diffusée, et qu'il devait cesser d'y travailler. NBC a tenté d'empêcher l'interview de la victime présumée du viol, lui interdisant de la tourner avec l'une de leurs équipes ou de mentionner ses liens avec la chaîne. Finalement, c'est de sa poche que Ronan Farrow a dû financer l'enregistrement de ce témoignage.

Au niveau de NBC, le projet était officiellement mort. Peu de temps après, le journaliste a reçu la permission de le proposer à un autre média. Le résultat, publié mardi par le "New Yorker", est une véritable bombe: de multiples femmes y accusent Harvey Weinstein de viol et autres agressions sexuelles, en plus de l'enregistrement où le producteur lui-même admet des faits sérieux.

Le New Yorker a diffusé l'enregistrement d'une dispute survenue dans un hôtel entre Harvey et une jeune mannequin.
Lucy Nicholson / Reuters
Le New Yorker a diffusé l'enregistrement d'une dispute survenue dans un hôtel entre Harvey et une jeune mannequin.

Mercredi, lors d'une assemblée publique de NBC News, son président Noah Oppenheim a déclaré: "L'idée que nous ayons pu essayer de protéger une personnalité puissante est profondément offensante pour nous tous. Comme de nombreux autres, nous avons essayé de couvrir cette histoire, mais au final, ce n'est pas nous qui l'avons sortie."

D'un ton attristé, il a ensuite suggéré que c'était par simple manque de ressources que le reportage né au sein de la NBC n'avait pu voir le jour. "Au cours de l'été, nous avons estimé ne pas avoir assez d'éléments pour publier cette histoire."

Mais les témoignages de 12 personnes directement impliquées dans l'enquête, internes ou externes à NBC News, laissent voir un tout autre scénario. Toutes ont demandé à rester anonymes, n'ayant pas le droit de s'exprimer dans les médias sur ce reportage ou craignant des représailles des dirigeants de NBC. Toutes racontent des mois de combat au sein de la chaîne, Noah Oppenheim et d'autres responsables traînant les pieds et freinant la progression du reportage de Ronan Farrow par leurs réticences et leurs hésitations.

Au final, ces inquiétudes ont pris une tournure plus personnelle, au point de voir se brouiller les lignes entre désir de patience et de rigueur de la part de la chaîne et efforts des équipes de Harvey Weinstein pour discréditer l'enquête.

D'après de multiples sources ayant travaillé sur le reportage mort-né, Noah Oppenheim a rapporté à Ronan Farrow une plainte émise par les avocats du producteur: le journaliste était en situation de conflit d'intérêts, Harvey Weinstein ayant contribué à relancer la carrière de son père Woody Allen, avec lequel il a rompu tout contact. Cet angle d'attaque a aussi été utilisé une fois l'article soumis au "New Yorker". Ce dernier, pourtant connu pour la rigueur de ses contrôles, n'a pas jugé l'argument recevable.

D'après plusieurs sources proches, les déclarations de Noah Oppenheim et la ligne de défense de la chaîne sont en opposition directe avec les témoignages de personnes ayant participé à la mise au point du reportage.

Ronan Farrow, qui avait entamé son enquête en janvier et, fin juillet, avait interviewé au moins huit femmes — dont certaines avaient accepté d'être filmées — s'était vu affirmer à deux reprises que son reportage était "publiable", ayant passé les rigoureuses vérifications légales et factuelles imposées par la chaîne, selon quatre sources très au fait de ce processus. Selon elles, une autre journaliste d'investigation avait été sollicitée pour réexaminer l'enquête, à laquelle elle n'avait trouvé aucun problème.

Des cadres de NBC News auraient fait savoir à Ronan Farrow que son reportage sur Harvey Weinstein n'avait pas assez de matière pour être diffusé.
Lucas Jackson / Reuters
Des cadres de NBC News auraient fait savoir à Ronan Farrow que son reportage sur Harvey Weinstein n'avait pas assez de matière pour être diffusé.

C'est en janvier que Ronan Farrow a réalisé son premier coup de maître: une interview filmée où Rose McGowan accusait Harvey Weinstein de l'avoir agressée sexuellement quand elle avait 23 ans. D'après le "New York Times", l'actrice et le producteur ont passé un accord amiable de 100 000 dollars en 1997. Menacée de poursuites, elle a finalement retiré sa permission pour l'exploitation de la vidéo.

En mars, Ronan Farrow s'est procuré un enregistrement où Harvey Weinstein admettait avoir agressé sexuellement la mannequin italienne Ambra Battilana Gutierrez. La jeune femme l'avait dénoncé à la police de New York, expliquant aux fonctionnaires qu'il lui avait peloté les seins et avait tenté de mettre sa main sous sa jupe.

La police l'a alors équipée d'un micro pour lui permettre d'enregistrer sa prochaine conversation avec le producteur, survenue au Tribeca Grand Hotel de New York.

Sur l'enregistrement, on entend Harvey Weinstein presser la mannequin de le rejoindre dans sa chambre. À la fin de cette conversation tendue, il admet l'avoir agressée sexuellement: lorsqu'elle lui demande pourquoi il lui a touché les seins la veille, il répond "Oh, je t'en prie, je suis désolé. Allez, viens", puis "J'ai l'habitude de le faire. Allez, s'il te plaît."

"Vous avez l'habitude?" réplique la jeune femme.

"Oui", répond-il avant d'ajouter: "Je ne recommencerai plus."

Depuis deux ans déjà, les journalistes de multiples médias s'efforçaient de mettre la main sur cette pièce accablante. Pour nombre de ces organismes, à elle seule, elle aurait bien mérité tout un article. Et même sans souhaiter la diffuser à la télévision, NBC News aurait très bien pu publier le reportage en ligne — ce que Ronan Farrow a aussi cherché à obtenir, avec l'aide de Rich McHugh, producteur spécialisé dans l'investigation à NBC. Le journaliste se serait même montré impatient de voir paraître une partie de son travail, espérant briser ainsi le silence et permettre à d'autres sources de se manifester.

En avril, NBC News avait deux énormes scoops à disposition: l'interview vidéo de Rose McGowan et l'enregistrement-confession de Harvey Weinstein. Et pourtant, de multiples cadres et producteurs de la chaîne ont déclaré au journaliste que son travail d'enquête et ses interviews ne suffisaient pas pour un reportage télévisé. D'après quatre sources, Ronan Farrow et Rich McHugh ont également rédigé un long article destiné au site de NBC News — qui n'a pas non plus été publié.

En juillet, le reportage était devenu une véritable bombe, comprenant notamment des interviews vidéo des victimes présumées et des entretiens avec quatre anciens cadres de Miramax et Weinstein Co., hommes et femmes.

À ce stade, Ronan Farrow et Rich McHugh se sentaient prêts à la publication. Le reportage devait cependant être approuvé par Andy Lack, président du conseil d'administration de NBC News Group, et réexaminé par Steve Burke, vice-président exécutif de Comcast et président et PDG de NBC Universal. Un niveau de contrôle plus qu'inhabituel, d'après trois employés de la chaîne: il était inédit qu'un reportage ait à passer par le bureau de Steve Burke.

En août, selon quatre sources, Ronan Farrow s'est vu répéter qu'il n'avait pas assez de matière pour publier son histoire, mais aussi qu'il devait mettre fin à son enquête — une position intenable.

Parmi les personnes qu'il avait interviewées, on compte Ken Auletta, une grande figure du journalisme. Plus tôt dans sa carrière, ce dernier avait lui-même tenté de révéler l'attitude de prédateur de Harvey Weinstein. Selon deux sources ayant eu accès à son interview et le compte rendu légèrement différent du journaliste Lloyd Grove dans The Daily Beast, après avoir examiné le travail de Ronan Farrow, Ken Auletta aurait déclaré face caméra: "Si NBC News ne fait rien de tous les éléments récoltés par Ronan, cela créera un énorme scandale et jettera l'opprobre sur la chaîne."

Finalement, Ronan Farrow a soumis son reportage au "New Yorker", qui l'a publié lundi après le contrôle scrupuleux de son armée de réviseurs et de fact-checkers.

"Ronan Farrow est venu nous voir il y a environ deux mois, en ayant déjà réalisé un très important travail d'investigation", a déclaré son rédacteur en chef David Remnick. "Il a travaillé d'arrache-pied, assisté par nombre de mes collègues du "New Yorker", pour approfondir encore son article et le rendre publiable. C'est un véritable exemple en matière de journalisme d'investigation."

NBC s'est aussi montrée réticente à reprendre les articles d'autres médias sur Harvey Weinstein. Jeudi dernier, lorsque le "New York Times" a publié son exposé de sa longue carrière de harceleur sexuel présumé, les chaînes CBS et ABC ont toutes deux repris l'information dans leurs émissions du soir. Mais NBC s'est fait remarquer par son silence dans son émission "NBC Nightly News", bien qu'elle ait eu sept heures pour se préparer (l'article du "New York Times" ayant été publié à 11 h heure locale).

Des sources internes à la NBC ont déclaré que l'émission avait déjà trop de sujets à couvrir — notamment les suites de la fusillade de Las Vegas et une information selon laquelle le secrétaire d'État Rex Tillerson aurait traité Donald Trump de "débile". Mais l'émission a aussi trouvé le temps pour une séquence sur les réflexions sexistes adressées à une journaliste par Cam Newton, un joueur de la NFL, et une autre sur les artistes nominés pour le Rock & Roll Hall of Fame.

Deux sources proches de la production ont rapporté au HuffPost que c'était Noah Oppenheim qui avait décidé de ne rien diffuser sur Harvey Weinstein, affirmant à son personnel que le producteur n'était pas une figure nationalement connue. Le week-end suivant, critiqué pour n'avoir inclus aucune blague sur l'affaire dans le "Saturday Night Live", Lorne Michaels, le producteur exécutif de l'émission, a maintenu cette ligne en déclarant au Daily Mail que c'était une histoire "bien new-yorkaise". Selon des sources internes à la NBC, certains employés en sont venus à se demander si ce n'était pas là un élément de langage décidé en interne pour justifier cette faible couverture.

Noah Oppenheim, président de NBC News, s'exprimant lors d'une assemblée publique:
Getty Images for Museum of the M
Noah Oppenheim, président de NBC News, s'exprimant lors d'une assemblée publique:

Le lendemain matin, NBC était une fois de plus dépassée par les chaînes concurrentes: dans leurs émissions "Good Morning America" et "This Morning", ABC et CBS ont diffusé des reportages de dix et cinq minutes sur Harvey Weinstein. En contraste, pendant l'émission "Today", le présentateur Craig Melvin s'est contenté de quelques phrases lues sur son prompteur, qui rapportaient principalement la défense du producteur face aux accusations détaillées du "New York Times".

Les employés auxquels nous avons parlé se sont dits très choqués et frustrés d'apprendre que leur chaîne avait eu en main l'enregistrement où le producteur avouait s'être livré à une agression sexuelle. D'après eux, ce scoop manqué a créé une ambiance délétère au sein de la rédaction.

Il a aussi rappelé une autre occasion où la NBC avait manqué sa chance de révéler une affaire de harcèlement sexuel présumé.

En octobre 2016, c'était NBC News qui disposait de l'enregistrement devenu célèbre où Donald Trump disait aimer attraper des femmes "par la chatte". Bien que la chaîne en ait eu la propriété, c'est le Washington Post qui l'a finalement publié.

Cet article, publié à l'origine sur le HuffPost américain, a été traduit par Guillemette Allard-Bares pour Fast For Word et Le HuffPost France.

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