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Eau potable dans les réserves: des millions dépensés, mais peu de résultats

Malgré les millions dépensés, les Autochtones attendent encore l'eau potable
Radio-Canada

Imaginez: votre ville a dépensé des millions pour construire une nouvelle usine d'eau potable, mais l'eau qui sort du robinet reste dangereuse pour la santé et l'avis de faire bouillir l'eau continue durant 10 ans. Difficile à croire? C'est pourtant la dure réalité de dizaines de milliers d'Autochtones partout au pays.

Un texte de Christian Noël

Ouvrir le robinet. Remplir un verre. Boire l’eau sans avoir à la faire bouillir. C’est un geste tout simple qu’on tient pour acquis. Mais ça n’a pas toujours été le cas pour les résidents de Poplar Hills, dans le nord-ouest de l'Ontario, comme Andy Strang. Assis dans son sofa, juste à côté du poêle à bois qui trône au milieu de son salon, Andy réfléchit, les bras croisés. Il pense à sa mère.

«Quand j’avais 10 ans, c’était toute une corvée. Ma mère m’envoyait avec des seaux à la rivière pour aller chercher de l’eau, quand elle voulait laver le linge ou la vaisselle»

— Andy Strang, résident de Poplar Hill

Alors quand l’usine d’eau potable a été construite, en 1998, les habitants de la réserve s’attendaient à ce que ça leur rende la vie beaucoup plus facile. Mais ils ont vite été déçus. L’eau n’était toujours pas potable.

Usine neuve, eau brune

Parfois, le nouveau réseau d’aqueduc de Poplar Hill manquait de chlore, et l’eau était brunâtre et malodorante. Parfois, il y avait trop de chlore, et ça causait des irritations de la peau. La qualité de l’eau était inégale et personne à la réserve ne savait comment s’en occuper, se souvient Dennis Big Georges.

«Le gouvernement fédéral a payé pour faire construire l’usine et, ensuite, ils sont partis sans nous montrer comment la faire fonctionner» - Dennis Big Georges, coordonnateur du Projet salubrité de l'eau

Résultat: même avec une nouvelle usine d’eau potable, Poplar Hill est restée sous le coup d’un avis de faire bouillir l’eau... durant 15 ans.

Des dizaines de réserves dans la même situation

Ottawa a dépensé au moins 6 milliards de dollars, de 2006 à 2016, pour les infrastructures en eau potable dans les réserves. Mais les avis de faire bouillir l’eau persistent dans près de 100 communautés autochtones.

Parcourez cette carte des avis sur l'eau potable dans les réserves. Plus le cercle est grand, plus l'avis est en vigueur depuis longtemps :

Source : Affaires autochtones et du Nord Canada (Données au 2 mai 2017)

En fait, parmi les 699 réseaux d’aqueduc des réserves inspectés en 2016, près de la moitié représentaient un risque élevé ou moyen pour la santé publique.

Plus de 50 avis de faire bouillir l’eau sont en vigueur depuis plus de 10 ans. Et c’est sans compter les réserves qui règlent leur problème d’eau potable pendant quelques mois et qui retombent sous un avis de faire bouillir l’eau, ce qui repart le compteur et donne l’impression que la situation s’améliore.

Dépendance au secteur privé

La camionnette circule lentement sur le chemin de terre qui parcourt la réserve. Un nuage de poussière se soulève sur notre passage. Au loin, dans le ciel, on voit un aigle à tête blanche qui survole les bois, en quête d’une proie. « C'est un signe de bon augure », lance le chef adjoint de Poplar Hill.

Howard Comber nous fait visiter sa communauté et nous montre le tracé de l’aqueduc, qui se rend jusqu’à la nouvelle école. Howard Comber se rappelle sa frustration devant la mauvaise qualité de l’eau.

«Pour régler nos problèmes avec l’usine d’eau potable, Ottawa nous a envoyé des consultants du secteur privé. Ils venaient faire des ajustements durant quelques jours seulement. Et quand les consultants repartaient, la qualité de l’eau se détériorait de nouveau» - Howard Comber, chef adjoint du conseil de bande de Poplar Hill

La réserve n’est accessible que par avion l’été et par route de glace l’hiver. Donc, il fallait attendre 4 mois avant que les consultants reviennent, ajoute le chef adjoint, « nous étions complètement dépendants de l’aide externe ».

Gaspillage?

L’argent pour embaucher les consultants du secteur privé provenait du gouvernement fédéral. Le Programme des opérations de salubrité de l'eau permettait d’avoir recours à une tierce partie pour assurer le fonctionnement des réseaux d'approvisionnement en eau et de traitement des eaux usées.

Ottawa a dépensé 1,5 milliard de dollars en 10 ans dans ce programme sans que la qualité de l’eau s’améliore vraiment dans les réserves.

Se prendre en main

Tout ça, c’était de l’argent mal dépensé, croit Dennis Nault, le responsable du Centre d‘excellence en eau potable de Dryden, en Ontario. Donc en 2015, la communauté autochtone Keewaytinook Okimakanak, qui représente six réserves du nord-ouest de l’Ontario, a décidé de se prendre en main.

«Le conseil de bande s’est dit, "Assez, c’est assez!" Pourquoi ne pas former notre propre personnel autochtone, qui vit déjà dans les réserves, pour gérer nos usines d’eau potable?»

— Denis Nault, directeur du centre d’excellence en eau potable de Dryden

Le Projet salubrité de l'eau (Safe Water Project) était né. L’initiative a été créée par et pour les Autochtones. L’atelier et le laboratoire de Dryden permettent maintenant d’enseigner les rudiments du métier d’opérateur d’usine d’eau potable et offrent également des cours de perfectionnement en enseignement continu. Les diplômés deviennent opérateurs certifiés, reconnus par la province.

Ça nous a permis de reprendre en main la responsabilité de notre eau potable. Ça redonne à la communauté un sentiment d’indépendance et de fierté.

Dennis Big Georges, coordonnateur du Projet salubrité de l'eau

Deux ans après le lancement du Projet salubrité de l'eau, cinq des six réserves de la nation KO ont mis fin à leur avis de faire bouillir l’eau. La dernière devrait obtenir son feu vert des inspecteurs provinciaux bientôt. Devant un tel succès, 14 autres communautés autochtones de l’Ontario se sont jointes au projet.

Les jeunes à la rescousse

Dennis Nault est fier de la centaine d’Autochtones qui, chaque année, obtiennent leur certificat d’opérateur. Nico Suggashie, de Poplar Hill, est l'un des plus jeunes d'entre eux. Il n’a pas encore 30 ans et il dirige l’équipe responsable de l’eau potable pour les 700 habitants de sa réserve.

«Quand j’étais jeune, on buvait l’eau de la rivière parce qu’on se méfiait de l’eau du robinet. Et aujourd’hui, c’est mon travail de m’assurer que les gens ont confiance en notre système d’aqueduc», a mentionné Nico Suggashie, opérateur de l’usine d’eau potable.

Devenir opérateur d’eau potable n’a jamais été son plan de carrière. En fait, après avoir terminé le secondaire, il se sentait déprimé face aux choix d’études ou d’emplois qui s’offraient à lui. « Mais aujourd’hui, ajoute Nico, je ressens un fort sentiment de responsabilité envers la communauté et j’espère qu’ils me font confiance. »

«C’est aussi ma façon d’inspirer les jeunes de la réserve. Peut-être que ça les encouragera à étudier les sciences et à croire en leurs habiletés»

— Nico Suggashie, opérateur de l’usine d’eau potable

Pour la jeune génération de Poplar Hill, l’eau potable n’est plus un luxe; elle fait partie du quotidien. Plus aucune crainte que le liquide qui sort du robinet n'entraîne des maladies intestinales ou des problèmes de peau. Tout un changement, qui fait sourire timidement Andy Strang.

«Maintenant, l’eau est claire et propre. Mes petits-enfants adorent prendre un bain ou une douche au lieu d’aller à la rivière. Ils n’avaient jamais vécu ça de leur vie» - Andy Strang

Un avenir que le Projet salubrité de l'eau espère maintenant exporter vers d’autres réserves partout au pays.

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