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Geneviève Lefebvre écrit comme si c'était la dernière fois

Geneviève Lefebvre écrit comme si c'était la dernière fois
Courtoisie

Catherine est écrivaine, mais depuis quelques semaines, les mots ne veulent plus d’elle. Un peu comme l’homme qui vient de la quitter pour une femme qu’il pourra contrôler jusqu’aux orgasmes. Stupéfaite et blessée, la demoiselle se laisse peu à peu dériver, sans se soucier de ce qui lui arrive, indifférente à la mort qui pourrait passer. Jusqu’à ce qu’une invitation la sorte de sa torpeur : celle de Matt Lewis, grand reporter de guerre pour la BBC et accessoirement l’ami de son ex, qui l’invite à consommer la tension latente qui les consume depuis des années, en le visitant pendant une semaine à Bruxelles, trois jours après les attentats de Paris, alors que la capitale belge est sur les dents, prise d’assaut par l’armée et gangrénée par de jeunes djihadistes. Alors qu’elle espère une romance éphémère et que d’autres souhaitent se venger de l’Occident pour de bon… rien ne se passera comme prévu.

Le roman Toutes les fois où je ne suis pas morte est une fiction à 97,3 %, mais Geneviève Lefebvre confie en entrevue qu’elle partageait le même état d’esprit que Catherine durant la création. «Au moment où je l’ai écrit, je m’en crissais de mourir. J’ai pensé “si tu as un dernier livre à écrire, qu’est-ce que tu n’as pas dit encore?” C’était la première fois que ça me faisait ça. Je sentais une ostie de nécessité de sortir cette histoire de moi.»

Peut-être parce qu’elle connait trop bien certaines des blessures de Catherine. Ou peut-être parce que la prémisse de son histoire traîne dans sa tête depuis 15 ans. «J’ai déjà rencontré un journaliste comme Matt pour un projet de long métrage sur un trio amoureux dans l’Afrique du Sud postapartheid. J’essayais de comprendre comment il faisait pour revenir changer des couches et aimer sa blonde, alors qu’il passait sa vie entre un documentaire sur Duvalier et un reportage sur la guerre en Angola.»

Une décennie plus tard, une histoire semblable a failli être réalisée par Denys Arcand. «Je voulais raconter l’histoire d’un journaliste de guerre qui revient à Montréal et qui est incapable de retrouver sa vie. Mais ça ne s’est pas fait.»

Ce n’est pas pour rien qu’elle a récemment partagé sur Facebook quelques constats sur le métier ingrat de scénariste, les projets mort-nés et les espoirs tués avant la ligne d’arrivée. Son message permettait de mieux comprendre la déception inhérente aux histoires jamais racontées.

Pourtant, elle a scénarisé seule ou en équipe de nombreux projets pour la télé (Diva, Asbestos, René, Tribu.com, Zap), écrit plusieurs courts et longs métrages, traduit pour le théâtre (Le Mystère d’Irma Vep), publié quatre romans et des tas de chroniques (LaPresse+, ELLE Québec, Coupe de pouce, Journal de Montréal, Clin d’œil).

Peu importe, sa soif d’écrire sur certains sujets restait inaltérable. «J’avais besoin de raconter l’histoire du journaliste de guerre. Comme j’en ai fréquenté quelques-uns, ça me touche personnellement. Mais j’ai décidé de raconter mon histoire avec un point de vue féminin. On ne parle jamais de comment les filles vivent ça de l’autre bord. Et je voulais absolument explorer l’histoire de Catherine, qui s’en crisse de mourir et qui va peut-être se tuer cette année, mais qui, avant, se paye la traite et règle ses dossiers, dont celui avec Matt.»

Après des années à sentir leurs phéromones se faire la cour, sans jamais passer à l’acte, Catherine et Matt sont enfin célibataires en même temps, libres de vivre une histoire de quelques jours et ne plus contrôler leurs pulsions. «Ils savent que ça ne peut pas s’inscrire dans la durée, mais comme ils vivent tous les deux sans savoir si demain va se présenter, ils se disent “aussi bien vivre maintenant”.»

Lorsqu’ils sont enfin réunis, l’écrivaine et le journaliste essaient de s’apprivoiser, mais rien n’y fait. Chaque heure amène un lot de déceptions, de confrontations, de menaces et de nouvelles blessures. Catherine comprend que Matt se donne plus à ses reportages qu’aux femmes de sa vie. Et il réalise qu’elle est arrivée avec le cœur beaucoup trop ouvert pour ce qu’il était capable de donner. «Elle arrive avec son petit cœur au milieu des requins, alors c’est sûr qu’elle se fait bouffer tout rond. Elle ne se protège pas!»

On pourrait croire que son attitude jusqu’au-boutiste est exacerbée par le contexte post-attentats parisiens, mais l’écrivaine apporte quelques nuances. «Dans la vie, quand on t’annonce une maladie ou quand tu as vraiment peur que le métro saute, ça te donne envie de vivre plus fort, c’est vrai. Mais Catherine n’a pas peur à Bruxelles. Elle a accepté la mort depuis longtemps. Comme elle y a échappé souvent, elle sait que ça peut arriver n’importe quand.»

Elle ne craint donc pas les djihadistes en devenir comme Malik, ce jeune Français dont Lefebvre raconte le cheminement après qu’il ait quitté sa mère et sa sœur pour accomplir de sombres desseins. «Avec son histoire, je voulais montrer qu’il était aussi le fils de quelqu’un. S’il part, ce n’est pas pour retrouver 17 000 vierges au paradis, mais parce qu’il cherche à impressionner son père. Si celui-là avait été présent dans la vie de son fils et qu’il avait fait sa job, on n’en serait pas là.»

Au fond, l’amoureuse et le djihadiste foncent tous les deux contre le mur de la désillusion. «Ils tendent vers un idéal avec tout l’espoir du monde, mais ils réalisent qu’ils se sont trompés. Le petit se rend compte que le gars qui devait l’aider est un trou de cul qui bat sa femme. Et Catherine déchante complètement avec Matt.»

Un effet miroir très volontaire de la part de l’auteure. «Je voulais aussi qu’on comprenne que Catherine est un peu comme la mère de Malik, d’un point de vue symbolique. Parce qu’on n’en parle jamais des mères de ces jeunes djihadistes. On ne voit pas les journalistes leur demander comment elles se sentent. Ces femmes-là sont des nobodys

Des inconnues à qui Catherine l’écrivaine voudra donner un nom et une parole. «Elle décide de raconter les histoires de ces femmes de la rue, après avoir choisi de ne plus se cacher derrière ses personnages de gars. Elle assume qu’on puisse penser que c’est elle, que les gens aiment ça ou non, qu’ils l’aiment elle ou non. Elle apprend à affirmer ses vrais désirs.»

Cette vérité à laquelle Catherine aspire, sa créatrice l’a assurément trouvée. Portant en elle une authenticité qui ébranle, Geneviève Lefebvre fait partie de ces rares auteurs capables de mettre en mots des émotions plus grandes que nature sans jamais sonner faux, de marier la poésie à la simplicité, et de faire de chaque paragraphe quelque chose de grandiose, sans avoir besoin de prouver à la terre entière qu’elle a du talent. Parce que celui-ci se révèle dans chaque phrase et dans chaque silence, incontestable et flagrant, comme un cri du cœur qu’on espère entendre résonner encore longtemps. Parce qu’en lisant une telle plume, on ne peut tout simplement pas concevoir que ce soit son roman testament.

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