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Jusqu'à sa mort, ma mère a été obsédée par son poids (et moi aussi)

Maltraitée depuis sa plus tendre enfance par une mère obsédée par le poids, Estelle va agir d'une manière étrange au moment de son décès...
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demaerre via Getty Images
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Les propos de cette histoire ont été recueillis par ELLE.fr et retranscrits à la première personne.

C'est mon frère qui, le premier, a rompu le silence. "M'enfin, Estelle, ça ne va pas! On ne peut pas inscrire ça sur la pierre tombale de maman." En face de nous, Fabrice, mon ex, devenu patron des pompes funèbres de la petite ville de mon enfance, restait bouche bée. Ce qui les affolait tant, c'était un message tout simple que je méditais depuis des années: "Une perte de poids."

"Si je puis me permettre, Estelle, il serait peut-être judicieux d'envisager une mention plus neutre", a suggéré Fabrice. Vingt ans plus tôt, je l'avais quitté, car je le trouvais lâche. Visiblement, rien n'avait changé."O.K, je vous propose autre chose." Et la négociation a commencé.

Du plus loin que je m'en souvienne, maman a toujours fait une fixette sur le poids. Le sien et celui de ses proches. Quand je dis fixette, je suis très en dessous de la vérité, mieux vaudrait parler de névrose lourde...Trêve de plaisanterie, son obsession des kilos nous a pourri la vie. L'idole de ma mère? Jane Birkin, mais elle l'admirait moins pour sa liberté artistique que pour sa silhouette.

Si mince, si belle. Pourtant, maman ne ressemblait pas à Jane. Dans sa petite ville des Vosges, elle avait tout de l'épouse modèle. Papa était notaire et maman, loin de chanter en pattes d'éléphant, passait, habillée d'un twin-set et bijoutée d'un rang de perles, du thé pris avec les femmes du pharmacien et du juge à l'organisation des sorties scolaires.

Reste que ses journées commençaient par un immuable rituel: monter sur ses balances. Ses balances? Oui, elle en avait trois. Mon frère Etienne et moi leur avions donné des prénoms. Il y avait Brigitte, la plus ancienne, vénérable pèse-personne des années 30 hérité de ma grand-mère. Jacqueline était l'une des premières du marché, qui donnait le poids à 100 grammes près. On l'avait surnommée Jane (comme Jane Fonda, l'autre idole de maman). Les deux dernières partaient avec nous chaque été en vacances, ce qui mettait mon père en rage. Je l'entends encore pester contre maman et ses "valises absurdes"'.

Son poids du jour triplement vérifié, maman le notait dans un carnet. Dès le petit déjeuner, elle en parlait, se plaignant de ses rondeurs, de sa "mollesse", de "tout ce gras en trop"... Mon père soupirait derrière son journal, répétant d'un voix lasse: "Je t'aime comme tu es, Mamour." Et maman ruminant devant son thé": "De toute façon, tu aimerais n'importe qui. Tu n'as aucune exigence envers toi-même ni envers les autres." Ambiance! Au fil des années, je crois qu'elle a tout essayé. On l'a vue se nourrir d'ananas, puis de soupes au chou, alterner jeûnes et craquages, gober par poignées des pilules louches, vouer un culte au blanc d'œuf, faire de l'aérobique pendant des heures...Le plus fou, c'est que rien n'y faisait. Elle gardait son physique à la Anita Ekberg.

Pauvre grosse petite fille

Le gros problème, c'est que j'étais ronde, moi aussi. Dès l'enfance, sa fille unique contrevenait donc furieusement à son sens de l'esthétique. Elle avait beau me mettre au régime, m'interdire les goûters, me faire faire de la gymnastique à haute dose et me supprimer frites, desserts et chocolat, ronde j'étais, ronde je restais. Deux fois par semaine, elle m'appelait dans sa salle de bains pour la pesée. Je haïssais ces moments d'humiliation. En culotte, elle me faisait grimper sur ses balances. "Ma pauvre grosse petite fille", répétait-elle en secouant la tête. "Que va-t-on faire de toi? Avec tes taches de rousseur, tes cheveux roux et tes kilos en trop, tu ne réussiras jamais."

Que je sois sage, excellente et populaire à l'école ne comptait pas. Étienne, lui, échappait à sa vindicte, car il avait hérité du physique paternel: long, maigre et dégingandé. Dès l'âge de 12 ans, j'ai insisté pour aller en pension, pensant que ce serait bien de changer d'air. Vrai. Au pensionnat, on cessait de me répéter que j'étais "un tas de graisse sans grâce". Lorsque je revenais chez mes parents pour les vacances scolaires, ma mère me faisait monter sur la balance pour "évaluer l'ampleur des dégâts". Petit à petit , j'ai remarqué que ce corps qui la rebutait tant attirait les regards des hommes, dont celui du fameux Fabrice.

Reste que, un jour où, invité à prendre le thé chez mes parents, il a obéi à ma mère, assénant: "Pas de tarte pour Estelle, elle a bien trop de poids à perdre comme ça! "Il m'a retiré l'assiette des mains, ce qui m'a définitivement convaincue qu'il était d'une lâcheté crasse.

Rien d'étonnant à ce que je développe un rapport compliqué à la nourriture. A 20 ans, étudiante aux Beaux-Arts, j'alternais restrictions alimentaires et boulimie à la moindre contrariété. Deux ans plus tard, une professeure de dessin m'a aidée en me demandait de poser. "Pourquoi moi? - Parce que tu as un corps intéressant, même si tu le caches sous de gros pulls."Mais je suis grosse. - Pas du tout, tu es superbe." Ces séances ont commencé à me donner confiance en ce corps si longtemps considéré comme repoussant. Dans la foulée, j'ai consulté un psychologue qui m'a accompagnée pour reconnaître la maltraitance de ma mère. Les années ont passé, maman s'affamant et s'aigrissant, Etienne reprenant l'étude de papa après son décès, moi, traçant ma route comme architecte d'intérieur. Je me suis mariée, j'ai eu deux enfants, j'ai fini par cohabiter avec ma taille 44.

Une perte de poids

Quand maman est tombée malade, je suis revenue la voir plus souvent. Rien ne changeait. Du fond de son lit d'hôpital, elle rageait sur mon "surpoids flagrant" et montait tous les jours sur sa balance fétiche. Quand elle a commencé à perdre du poids, elle s'est réjouie. Enfin, elle tenait sa revanche! Les derniers jours, trop faible pour se lever, elle continuait à m'admonester: "Tu creuseras ta tombe avec tes dents! Tu as déjà du diabète, non? Sinon, il ne devrait pas tarder à se déclarer." C'était surréaliste, elle se mourrait en pourrissant la vie de son entourage. Puis elle est allée trop loin. Sa dernière réplique a fait sauter une digue: "Si tu te laisses aller, préserve au moins tes enfants! Sois plus stricte que je l'ai été pour qu'ils ne soient pas obèses comme toi." Tant de méchanceté dans un corps si ratatiné, cela me dépassait! C'est là que l'idée à germé.

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