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La petite grenouille qui tient tête aux promoteurs

La petite grenouille qui tient tête aux promoteurs

Ottawa s'apprête à poser un geste inédit pour protéger la rainette faux-grillon, une espèce menacée. Une décision qui donne des sueurs froides au gouvernement du Québec, à des municipalités, à des promoteurs et à des institutions, qui craignent que ce précédent nuise à d'importants projets de développement.

Un texte de Thomas Gerbet

L'émission du décret d'urgence d'Ottawa est imminente. Selon nos sources, le gouvernement de Justin Trudeau annoncera dans les prochaines heures qu'il interdira toute activité pouvant porter atteinte à la petite grenouille dans une large zone de la ville de La Prairie, ainsi qu'une portion de ses voisines Candiac et Saint-Philippe, en Montérégie.

Le développement complet d'un quartier va être mis en veilleuse pour éviter de précipiter l'extinction de l'espèce. Le décret entrera en vigueur le 17 juillet.

C'est la première fois de l'histoire que le gouvernement fédéral va intervenir sur des terres privées dans le cadre de la loi sur les espèces en péril. Et le dossier n'est pas pris à la légère à Ottawa. Selon nos informations, des dizaines de fonctionnaires y travaillent à temps complet.

Plusieurs phases de développement du projet résidentiel Symbiocité (1200 unités), déjà en cours, seront arrêtées à La Prairie.

Quelles seront la portée et les retombées de cette décision à court et moyen terme? C'est ce qui inquiète en premier lieu le gouvernement du Québec.

« Nous appréhendons que le décret puisse avoir une portée régionale et qu'il donne à tous les habitats essentiels cartographiés une protection équivalente à celle de La Prairie », peut-on lire dans une lettre échangée entre deux hauts-fonctionnaires provinciaux, obtenue par Radio-Canada.

D'autres populations de rainettes faux-grillon ont en effet été identifiées par le fédéral sur la Rive-Sud (Brossard, Longueuil, Boucherville, Saint-Bruno, Contrecoeur), le 1er décembre 2015.

Selon la loi, Ottawa avait 180 jours pour faire connaître son plan de protection de ces habitats essentiels. Le 1er juin, à la date d'échéance, il ne l'avait toujours pas fait. Le ministère fédéral de l'Environnement n'a pas souhaité répondre à nos questions puisqu'une annonce est attendue « dans un futur imminent », nous a-t-on dit.

L'amphibien, qui a le statut d'espèce menacée au fédéral, comme le béluga, a perdu 90 % de son aire de répartition en Montérégie ces dernières décennies, principalement en raison de l'étalement urbain. La petite grenouille qui pèse seulement un gramme et mesure 2,5 centimètres vit dans les milieux humides. Durant la reproduction, les mâles gonflent leur sac vocal pour produire des chants caractéristiques. Au début des années 1950, il était possible de les entendre depuis le pont Jacques-Cartier.

L'an dernier, la Cour fédérale avait sévèrement blâmé la ministre de l'Environnement du gouvernement de Stephen Harper, Leona Aglukkaq, pour son inaction dans le dossier de la rainette faux-grillon. Le juge lui avait reproché d'avoir ignoré l'avis scientifique de ses propres fonctionnaires en refusant d'adopter un décret d'urgence pour protéger l'espèce en péril à La Prairie.

Le nouveau quartier de La Prairie

Le projet de quartier inclut le développement résidentiel Symbiocité ainsi qu'une nouvelle école et un aréna.

Le sujet de la rainette est le dossier le plus sensible à La Prairie ces dernières années. Le maire Donat Serres a décliné notre demande d'entrevue de peur que ses propos ne puissent nuire à sa cause auprès du fédéral. Ces derniers jours, il a mené une ultime tentative pour tenter de faire infléchir Ottawa, mais apparemment sans succès.

La Ville affirme, étude à l'appui, que le décret d'urgence aura des impacts financiers majeurs. Près de la moitié des terrains encore développables ne le seront plus. Elle anticipe une perte de 3,75 millions de dollars de revenus fonciers par année, soit 9% du budget municipal, rien que pour l'arrêt du projet résidentiel Symbiocité, qui doit comprendre 1200 logements.

La Prairie exige des compensations financières. Les infrastructures souterraines du quartier sont par exemple déjà installées. Le projet avait par ailleurs reçu l'aval de Québec.

Les environnementalistes applaudissent

Alain Branchaud, Directeur général, SNAP Québec

« Cette décision marque une avancée importante », réagit Alain Branchaud, directeur de la Société pour la nature et les parcs du Canada, section Québec. « La protection des espèces en péril fait son entrée dans le 21e siècle. »

«C'est un bel exemple où lorsque le gouvernement provincial n'agit pas, le fédéral peut intervenir légitemement et assurer un rôle de filet de sécurité.»

- Alain Branchaud, Directeur général SNAP Québec

Pour sa part, le ministre de l'Environnement du Québec David Heurtel a rapidement réagit en indiquant qu'il s'agit d'une bonne idée « en général ».

La rainette aura-t-elle un impact sur le tracé du SLR à Brossard ?

Le train léger sur rail de la Caisse de dépôt

« Le SLR pourrait être affecté », selon un document du gouvernement provincial qui analyse la portée éventuelle du décret d'urgence. Plusieurs populations de rainettes se trouvent à proximité des autoroutes 10 et 30, mais pas directement sur le site choisi pour devenir la gare terminale du train à Brossard.

L'endroit est toutefois situé au carrefour de plusieurs populations. Or, le gouvernement fédéral envisage de créer des corridors de protection pour relier les différents groupes de rainettes entre eux.

Nous avons appris que la Caisse de dépôt, promoteur du projet de train léger, a mandaté la firme Cima+ pour mener un inventaire écologique, ce printemps, sur le terrain de la future gare, à la recherche d'éventuelles rainettes. Aucune rainette n'a été trouvée sur le terrain, affirme la Caisse.

Le développement du port de Montréal à Contrecoeur

Site du futur développement du port de Montréal à Contrecoeur.

S'il y a un endroit où le fédéral pourrait intervenir rapidement, c'est sur les terrains de sa propre juridiction. Or, une petite population d'une vingtaine de rainettes faux-grillon a été identifiée récemment à Contrecoeur, précisément dans la zone industrielle où le port de Montréal prévoit mener son expansion ces prochaines années.

« Il n'y a pas moyen de la ramasser et de les reloger? », se demande la mairesse de Contrecoeur, Suzanne Dansereau.

Depuis que des représentants du gouvernement fédéral sont venus compter les rainettes sur le territoire de la municipalité, la mairesse n'en revient toujours pas : « Elles sont tellement petites que pour les compter, ils les écoutent chanter. S'il y en a plus que huit, ils appellent ça une chorale. Une chorale! Je suis sérieuse. »

«Est-ce qu'on va arrêter un projet de millions dollars qui va générer des milliers d'emplois pour une douzaine de rainettes? [...] Est-ce qu'il en veut du développement économique, le gouvernement du Canada?»

- Suzanne Dansereau, mairesse de Contrecoeur

Plusieurs groupes environnementaux s'attendent à ce que le décret d'urgence soit contesté devant les tribunaux, que ce soit par des promoteurs ou par des municipalités.

Parcelles contenant l'habitat essentiel de la rainette sur la Rive-Sud. Certains sont situés dans des zones avec des développements en cours : projet résidentiel Carignan sur le golf ou boulevard Moïse-Vincent à Longueuil, par exemple.

Ottawa intervient en raison de l'inaction de Québec

David Heurtel

Un document obtenu par Radio-Canada démontre que la province a autorise systématiquement les projets qui pouvaient menacer la rainette. Selon nos sources, c'est, entre autres, l'inaction de Québec qui a poussé le fédéral à émettre un décret d'urgence historique.

Dans une lettre du Ministère de la Faune datée du 22 janvier 2016, et adressée au Ministère de l'Environnement, on découvre que cinq dossiers ont été réévalués dans le contexte de ce décret d'urgence à venir. Ils ont tous été réautorisés malgré d'éventuels effets sur l'habitat de la rainette (voir document au bas de cet article).

Québec blâmé par le vérificateur général

Québec tarde à respecter ses engagements pour le respect de la biodiversité a conclu le vérificateur général du Québec, il y a quelques jours. Les mesures prises à l'égard de la protection des espèces en situation précaire sont jugées insuffisantes et il n'existe aucun plan de rétablissement pour plusieurs de ces espèces. Lorsque des plans sont produits, de nombreuses actions prévues ne sont pas mises en œuvre et le ministère connaît rarement le niveau de rétablissement des espèces concernées.

D'ailleurs, dans un courriel interne d'un haut fonctionnaire du gouvernement provincial dont Radio-Canada a obtenu copie, il s'inquiète : « des ONG pourraient utiliser la même procédure de contestation dans le cas d'autres espèces », s'inquiète un haut fonctionnaire du gouvernement provincial dans un courriel.

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