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«Rien que le silence»: reportage à Tchernobyl 30 ans après la catastrophe (VIDÉO)

Le reportage de Sebastian Christ, journaliste au Huffington Post allemand, qui s'est rendu à Tchernobyl.

[Le reportage de Sebastian Christ, journaliste au Huffington Post allemand, qui s'est rendu récemment à Tchernobyl.]

Je ne sais pas ce que je vais devoir affronter.

Là-bas, à quelques minutes à peine de voiture, habite un ennemi contre lequel on ne peut pas lutter. On ne peut pas le voir, ni le sentir, ni le goûter. Et pourtant il est partout.

Je repense à ce que raconte la lauréate du prix Nobel de littérature 2015, la Biélorusse Svetlana Aleksievitch. À ses récits sur les vétérans d’Afghanistan qui, au printemps 1986, ont été envoyés pour les travaux de déblayage du réacteur accidenté de Tchernobyl, et qui se sont mis à vomir leurs organes après deux semaines de dégradation physique, avant d’être enterrés sous des plaques de plomb comme "déchets radioactifs".

Et c’est ainsi que je me retrouve de bon matin à Kiev, au nord de la place Maidan, et que je me sens brusquement très Allemand. La peur de l’incontrôlable s’empare de moi, la terreur de l’Apocalypse. Ça fait un peu cliché mais je me souviens de l’étrange ambiance de fin du monde qui régnait à l’époque en Allemagne.

Une atmosphère de fin du monde

Aujourd’hui encore, beaucoup de gens âgés sont persuadés que la catastrophe qui a frappé le réacteur nucléaire a entraîné une augmentation des cancers. "Avant, les gens mouraient rarement du cancer. Maintenant, on en entend parler partout", entend-on dans ma propre famille.

C’est dans l’ancienne République fédérale d’Allemagne que les réactions à la catastrophe nucléaire ont été les plus vives.

A l’inverse de ce qui s’est produit en Ukraine, dont les frontières englobent pourtant une partie de la région contaminée, y compris le réacteur lui-même. A Tchernobyl, on a continué à produire de l’électricité jusqu’en 2000. Les travailleurs s’exposaient volontairement aux radiations résiduelles dans les parties encore intactes de la centrale.

Visites dans la zone contaminée

Depuis le début du XXIe siècle, des visites guidées sont organisées dans la zone contaminée.

Le soleil brille. La température devrait grimper aujourd’hui jusqu’à 18°. Le guide accueille les nouveaux arrivants: obligation d’enfiler des chaussures solides, des vêtements à manches longues et un pantalon. Eviter, si possible, d’enlever son manteau. Ne pas quitter le chemin. Surtout, de ne pas toucher la terre sablonneuse, couleur brun sombre.

"Aujourd’hui nous ne visiterons que les zones qui n’ont été que faiblement irradiées", nous rassure le guide, un jeune Ukrainien aux cheveux courts et foncés. Il a tendance à faire de l’humour noir. "Naturellement, il y a des endroits qui ont été plus fortement irradiés", explique-t-il, "mais ils sont réservés aux chercheurs. Et peut-être à quelques touristes russes."

Je ris. J’ai le sentiment que je dois en rire.

"Le sable est empoisonné maintenant."

La catastrophe de Tchernobyl a eu lieu voilà exactement trente ans. À 1 h 23, le 26 avril 1986, un exercice de réaction d’urgence mal mené a déclenché une explosion qui a entièrement détruit le réacteur numéro quatre du complexe de production électrique.

Les nuages radioactifs ont dérivé à travers l’Europe et contaminé les sols, même à des milliers de kilomètres. Encore aujourd’hui, il est déconseillé de cueillir des champignons dans certaines régions du sud de l’Allemagne.

À l’époque j’étais si jeune que n’allais pas encore à l’école. Et pourtant, chez moi, en Hesse, j’avais ressenti la soudaine panique qui s’était abattue sur le salon de nos voisins quand l’annonce d’un accident nucléaire d’envergure encore inconnue était apparue sur les écrans de télévision.

Tchernobyl a été le premier évènement de l’Histoire du monde qui a eu de l’influence sur ma vie. Nous avions dorénavant l’interdiction de jouer dans les bacs à sable des environs. J’ai demandé pourquoi à la mère de mon meilleur ami.

"Le sable est empoisonné maintenant, et il va le rester longtemps", a-t-elle répondu. "Quand est-ce qu’il ne sera plus empoisonné?" ai-je demandé. "Peut-être que jamais."

Nous sommes allés faire du vélo dans la rue (mon père venait d’enlever les roulettes de ma bicyclette). Nous avons bricolé des mégaphones avec des rouleaux de PQ vides, et nous nous en sommes servis pour avertir les autres enfants du voisinage du poison invisible.

Symboles de l’atome au jardin d’enfant

Au jardin d’enfant, j’assemblais des blocs de construction pour reproduire le symbole de l’atome que j’avais vu au journal télévisé. Les maîtresses étaient terrifiées de voir à quel point de petits mômes avaient soudain acquis une conscience politique.

J’ai gardé très longtemps en moi le bruit du crépitement des compteurs Geiger. C’était aussi l’un des trucs que l’on entendait tout le temps à la télé à l’époque.

Et soudain, à plus de cent kilomètres au nord de Kiev, le revoilà. Ce crépitement du compteur que le guide a apporté avec lui.

Finalement, un signal d’alarme retentit: le terrain sablonneux brun sombre devant le jardin d’enfant abandonné près de la ville de Tchernobyl irradie encore plus de dix microsieverts. Un chiffre presque soixante-dix fois plus élevé que les moyennes observées dans les grandes villes européennes.

Il y a encore des gens qui vivent à Tchernobyl

Les rues ont été décontaminées grâce au travail laborieux de centaines de milliers de personnes. Dans la ville même, un réseau de tuyauteries aériennes alimente les habitants en eau fraîche. Une pensée me traverse l’esprit: "S’il y a vraiment des gens qui vivent ici, ils doivent vraiment se sentir comme des astronautes."

Et, en effet, plusieurs milliers de travailleurs vivent ici, responsables entre autres de la mise à la ferraille des trois réacteurs de Tchernobyl qui n’avaient pas été détruits. La centrale est à dix minutes de voiture. C’est notre prochain arrêt.

Les ouvriers travaillent au démantèlement des installations, mais pas plus de quinze jours d’affilée. Nous en rencontrons un groupe qui prend sa pause du déjeuner. Ils marchent les uns derrière les autres, sans jamais quitter la nouvelle route asphaltée.

Dans la zone irradiée, c’est le royaume des animaux

Dans un des chenaux d’alimentation de l’ancien bassin des eaux de refroidissement nagent des milliers de truites. Vues du dessus, elles font penser à un banc de guppys dans un aquarium.

Au milieu du banc, un silure de plus de deux mètres de long fait sa ronde. Ici, les poissons peuvent proliférer sans être dérangés: il ne viendrait à l’idée de personne de venir pêcher dans le coin. Dans les bois contaminés, d’innombrables meutes de loups se sont acclimatées. Il y a même de nouveau des ours dans les parages.

Nous approchons du réacteur accidenté par une longue route en courbe. A 200 mètres du bâtiment, nous avons le droit de nous arrêter ici quelques minutes. Puis le guide nous presse de remonter dans le bus.

Dans les jours qui ont suivi l’explosion, le nuage radioactif a d’abord dérivé vers le nord. Les premières pluies sont tombées sur une région longeant la frontière actuelle entre l’Ukraine et la Biélorussie. C’est là qu’aujourd’hui encore se trouvent les zones les plus fortement contaminées.

Traversée de la ville-fantôme

Pripet en fait partie. La ville avait été construite en 1970 pour les travailleurs de la centrale nucléaire.

Cinquante mille personnes vivaient ici, dans une aisance relative: elles étaient bien payées, et même sous le règne de l’économie de pénurie soviétique, on trouvait dans les magasins de la ville tout ce dont les citoyens du reste de pays ne pouvaient que rêver.

Pendant des jours entiers, les habitants de Pripet ont été laissés dans l’ignorance de la gravité de l’accident. Ils étaient en train de se préparer aux réjouissances de la Fête du Travail quand des soldats ont débarqué, et leurs ont ordonné de ne prendre avec eux que leurs possessions les plus essentielles.

Il n’était question que de devoir passer quelques jours ailleurs.

Mais ils n’ont eu droit de revenir que quelques minutes, plusieurs mois plus tard, pour récupérer leurs effets. Aujourd’hui, Pripet est une ville fantôme.

Un mémorial à l’ère de l’atome. Ici, l’humanité fait désormais partie de l’Histoire à cause de ses propres défaillances.

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Notre visite commence sur la place centrale, bordée des trous béants des ruines de béton. "Là-bas, c’était l’hôtel, ici le restaurant. Les Soviétiques avaient un côté très pratique: le nom du restaurant, c’était ‘Restaurant’", commente le guide.

Des lampadaires bizarrement disloqués rouillent le long des rues. Un chien sauvage court entre les immeubles en préfabriqué. Il n’y a plus aucune trace de vie humaine, excepté les minibus de touristes qui passent régulièrement par ici.

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Les rues sont recouvertes de mousse et les racines des arbres percent l’asphalte. La Nature contaminée s’empare de nouveau, peu à peu, de la ville que les hommes avaient construite ici. Tout ce que les habitants ont dû laisser est éparpillé dans les immeubles à l’abandon.

Les décombres de la civilisation, parfois réarrangés par les touristes pour que ça rende mieux sur les photos.

Ce jour-là, même le bruit des oiseaux a quelque chose d’oppressant: on les entend d’autant mieux qu’il n’y a absolument rien d’autre à entendre. Plus de cris d’enfants. Pas de bruits de moteur, pas de voix, pas de musique.

Rien que le silence.

En beaucoup d’endroits, on peut encore constater que Pripet a dû être jadis un lieu de vie agréable et même joli. Un endroit que les habitants n’ont pas dû quitter de bon cœur. Avec un parc d’attractions décoré avec amour, qui devait être inauguré le 1er mai 1986 et dont les installations pourrissent désormais au soleil.

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Nous visitons un stade de foot qu’on ne peut plus identifier que grâce à ses tribunes: l’aire de jeu a depuis longtemps été transformée en petite forêt, avec des bouleaux aux troncs minces qui s’élancent vers le ciel. Un jeune couple d’Italiens dans notre groupe fait des selfies sur les banquettes pourries: des baisers sur fond de ruines.

Dans une vieille piscine, nous marchons sur des tessons de céramique. Peut-être serons-nous les derniers humains à pouvoir nous balader dans le gymnase adjacent. Le toit n’est plus étanche. Une odeur de moisissure et de putréfaction flotte dans l’atmosphère, tandis que les lattes en bois du plancher se décomposent lentement.

Est-il possible qu’en cet endroit des enfants à peine plus vieux que moi aient pu suivre leurs cours de gym?

Et de quoi me souviendrais-je encore, si j’avais dû quitter mon pays natal à six ou sept ans, sans jamais pouvoir y retourner? Les enfants qui ont vécu cela sont-ils des "réfugiés de l’atome"?

Le chauffeur du bus fait tourner le moteur. Les autres attendent. L’Allemand du groupe s’est promené dans Pripet contaminée plus longtemps que tous les autres.

Je sais que je dois m’en aller.

Je sais aussi que je serais volontiers resté.

Et cette fois-ci, ce n’est pas l’envie de l’Apocalypse.

C’est juste la conviction qu’ici, il est possible d’apprendre beaucoup de choses utiles pour notre avenir.

Ce blog, publié à l’origine sur le Huffington Post allemand, a été traduit par Uta Becker pour Fast for Word<.

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