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Salon du livre 2015: «Le dévoiement de la foi m'est insupportable» - Éric-Emmanuel Schmitt

«Le dévoiement de la foi m'est insupportable» - Éric-Emmanuel Schmitt
Marie Sébire

Il arrive plein d’élégance, le sourire généreux et contagieux, alors qu’il débarque à peine de Paris - on a eu peur qu’il ne puisse pas venir avec les récents événements. Invité d’honneur au Salon du livre de Montréal, qui se tient du 18 au 23 novembre, Éric-Emmanuel Schmitt vient présenter son dernier ouvrage, La Nuit de feu. Dans ce récit autobiographique, l’auteur franco-belge raconte l’expérience mystique qu’il a vécue en 1989 dans le désert algérien. L’écrivain nous a parlé de la difficulté de nommer l’innommable, mais aussi de son rapport à la religion et à la croyance - des propos qui ont beaucoup d’écho suite aux attentats de Paris...

Pourquoi avez-vous eu besoin de partager cette expérience très intime?

C’est le seul livre qui m’ait été demandé par les autres, avant d’être désiré par moi. On m’interrogeait souvent sur la lumière qu’il y avait dans mes écrits, sur le fait que je pouvais traiter de sujets graves sans jamais désespérer - ni moi ni le lecteur. J’ai compris qu’il fallait écrire car les gens voulaient vraiment savoir. Ce livre est la matrice des autres. Il raconte qui est l’homme qui écrit: j’ai eu la grâce de recevoir la foi et je traverse le mystère de la condition humaine avec confiance. En quelque sorte, j’ai fait un coming-out spirituel!

Vous racontez aujourd’hui un événement qui remonte à plus de vingt ans...

Il y a un vrai vacarme contemporain: aujourd’hui les gens commettent les pires atrocités au nom de Dieu, et ce dévoiement de la foi m’est insupportable. La foi c’est le silence, pas le bruit. C’est la recherche de l’harmonie, pas l’agression. C’est le sentiment de paix, pas la volonté de semer la division. Tout le contraire de ce que font certains, qui n’ont pas le droit de se réclamer de la foi: ils tuent les hommes mais ils tuent aussi Dieu et la religion.

Et il y a aussi le sarcasme dans ce vacarme. Je ne supporte pas les gens qui se moquent de ceux qui croient, c’est tellement facile... Pour eux, croire n’est pas moderne; mais tant qu’il y aura des hommes il y aura la question de Dieu, avec des réponses différentes. Dans tout ce vacarme, j’ai ressenti la nécessité de dire ma petite musique intérieure.

Un besoin de témoigner?

Je n’ai aucun besoin personnel. Le livre est adressé aux autres, j’écris pour les toucher eux, sans narcissisme. On n’écrit pas pour s’exprimer, mais s’adresser à l’autre quand on a quelque chose à dire. Le jeune homme de 28 ans qui entre dans le désert veut tout maîtriser, tout dominer avec son rationalisme; il n’y a pas d’espace pour l’inconnu, pour la rencontre ou l’expérience.

J’ai laissé ce jeune homme-là dans le sable, car tout à coup je me suis retrouvé en danger; sans cette faiblesse je n’aurais jamais lâché prise et l’expérience n’aurait pas pu rentrer. Je n’ai pas de réponse à la question du pourquoi, mais à celle du comment: l’expérience mystique passe toujours par un dénuement, par une perte de la maîtrise et du contrôle. Et là il peut arriver quelque chose... J’avais envie de le raconter car cela concerne tout le monde. Le but est de nous raconter nous, pas de se raconter soi.

Ce vacarme dont vous parlez, vous pensez qu’il était moins présent avant?

Oui: aujourd’hui il n’y a plus seulement un islam spirituel, respectable, il y a aussi un islam politique. Et il ne faut pas confondre les deux. Depuis que Bush a envahi l’Irak, des gens ont su fédérer le chaos, le sentiment d’humiliation et de désarroi autour d’un islam politique. Il y a une radicalisation de tout. Mais nous avons tous en commun l’ignorance - et il faut respecter la façon dont chacun l’habite. Le philosophe Blaise Pascal expose clairement la problématique de la croyance en distingant deux ordres: celui de la foi et celui de la raison. Il y a ce que l’on croit et ce que l’on sait. Et il ne faut pas les confondre! Ce n’est pas qu’une hygiène de la pensée, c’est aussi une hygiène politique et sociale.

A-t-il été difficile de décrire un événement qui s’est passé il y longtemps?

Se souvenir n’a posé aucun problème, tout était dans une partie de mon cerveau. Tous les matériaux du livre étaient là, mais j’ai du construire la forme... Je n’ai trouvé les mots que parce que j’ai écrit des années après. Il m’a fallu longtemps pour trouver ma façon de raconter sans me raccrocher à une spiritualité ou une idéologie existante, car je voulais que cela puisse parler à tout le monde. Là je m’exprime avec mes mots, des mots d’aujourd’hui.

Il me fallait surtout régler la place du «je» dans tout cela... Je suis un farouche adversaire de l’auto-fiction: en 39 livres, je n’avais jamais dit «je», qui est pour moi une limitation de la liberté. Quand on dit «je», on commence à mentir. J’ai longtemps réfléchi à comment l’utiliser à la fois en étant sincère et à la fois en proposant au lecteur non pas mon portrait mais un miroir, dans lequel il se retrouve. Il paraît qu’on réfléchit dans les miroirs…

Pourquoi ce titre, La Nuit de feu?

C’est de Blaise Pascal, qui a une grande importance dans ma vie. En 1634, Pascal vit une nuit mystique, et il en note des souvenirs sur un papier, dont l’expression «nuit de feu». Quand je l’ai lue, j’ai été transi: c’était exactement ça. L’oxymore obscurité-lumière. On est dévoré, consummé, on en sort totalement différent... Et pour raconter une nuit dans le désert, «nuit de feu» est encore plus parlant! Avant mon expérience, j’avais du jeter un regard soupçonneux sur ce moment de la vie de Pascal; le regard de quelqu’un qui ne comprend pas de quoi on lui parle. On prend souvent pour des illuminés les gens qui ont reçu la lumière…

Je peux d’autant plus parler de la foi que je ne l’ai pas toujours eue: on la voit naître dans mon livre. La première moitié du livre est athée, la deuxième est croyante. C’est pour cela que le livre a autant de succès en France: il s’adresse autant aux croyants qu’aux non-croyants! Il parle de la foi d’une façon audible et avec une langue qui ne divise pas, contrairement à la plupart des discours religieux. Et j’évoque une expérience spirituelle, pas religieuse.

Vous évoquez la difficulté de mettre des mots sur ce qui ne se raconte pas...

La force qui s’est montrée à moi ne s’est pas nommée. J’ai donc utilisé le terme de «Dieu» même s’il a servi pour des représentations qui ne sont pas du tout les mêmes. Parce que Dieu ne se nomme pas… Tout langage est infirme par rapport au divin: les mots ont été inventés pour décrire le monde visible, pas l’invisible, l’ordinaire, pas l’extraordinaire. Une révélation est une révolution: il faut accepter de tout repenser différement.

Êtes-vous retourné dans ce désert depuis?

Non... D’abord parce qu’aujourd’hui c’est devenu très dangereux. Et si j’y retournais j’aurais l’impression de solliciter. Là-bas, j’ai reçu quelque chose que je n’avais pas demandé; du pur don. Et une fois suffit, une foi suffit. Il faut garder l’éphémère, surtout quand il nous a fait vivre l’éternité. Quand on touche quelque chose comme ça, on s’en nourrit toute sa vie...

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