Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

La revue lesbienne Well Well Well a été entièrement rédigée selon des règles de grammaire égalitaires

Cette revue a été entièrement rédigée avec une grammaire non sexiste
DR

Souvenez-vous, quand vous étiez sur les bancs de l'école, de la première règle de grammaire qu'on vous a apprise: "Le masculin l'emporte sur le féminin". Depuis, vous avez pris le réflexe de gommer dans vos phrases la forme féminine quand elle se mêle à la forme masculine.

N'est-ce qu'un détail de la grammaire française ou s'y cache-t-il un enjeu plus important, celui, tout simplement, de l'égalité entre les hommes et les femmes? C'est la question que s'est posé le magazine Well Well Well, un mook (mi-magazine, mi-book) lesbien lancé en septembre dernier, financé par crowdfunding, dont le deuxième numéro sort ce samedi 6 juin avec la chanteuse Soko en couverture.

L'an dernier, la revue avait déjà bien fait parler d'elle, et pour cause: après les disparitions successives de têtue.com, de la Dixième Muse, de Lesbia Magazine, les lesbiennes se sont retrouvées sans média qui leur était destiné. "Trois médias lesbiens qui ferment boutique en même temps, cela faisait un peu beaucoup. J'ai donc souhaité relancer un nouveau support qui parlerait aux femmes homos", expliquait l'an dernier sur Le HuffPost Marie Kirschen, la rédactrice en chef du magazine.

"Si on ne le fait pas, qui le fait?"

Cette année, la revue s'est lancé un défi de taille: déconstruire la grammaire telle qu'on la connaît et suivre des règles qui mettent "fin à la masculinisation de la langue". La règle que nous connaissons aujourd'hui a été résumée en 1767 par le grammairien Nicolas Beauzée de la façon suivante: "Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle".

"Si on ne le fait pas, qui le fait?", s'interroge Marie Kirschen, contactée par Le HuffPost. "On est un petit média indépendant donc on peut se le permettre. C'est plus facile à expérimenter pour nous que pour un grand média", explique-t-elle.

L'idée de chambouler la grammaire lui est venue à la suite de plusieurs événements. La parution en 2014, d'une part, du livre d'Éliane Viennot, professeure de littérature française de la Renaissance, Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin!, Petite histoire des résistances de la langue française (Éditions iXe), qui montre que "la domination du genre masculin sur le genre féminin initiée au XVIIe siècle ne s’est en effet imposée qu’à la fin du XIXe avec l’instruction obligatoire". Le clash à l'Assemblée nationale entre le député Julien Aubert et la socialiste Sandrine Mazetier, d'autre part. En octobre 2014, le premier s'était obstiné à qualifier la présidente de séance "Madame LE président". Une pétition avait par ailleurs été lancée en 2011 par plusieurs associations, "L'égalité, c'est pas sorcier!", "Femmes Solidaires", la Ligue de l'enseignement. Leur objectif: réinstaurer l'accord de proximité.

"Les hommes et les femmes sont géniales"

De quoi s'agit-il? "Adjectif et participe passé s'accordent en genre et en nombre avec le dernier terme d'une énumération. S'il y a plusieurs substantifs ou groupes nominaux sujets, l'accord se fait avec le plus proche", explique la charte de Well Well Well. Si cela a l'air compliqué, en fait, ça ne l'est pas. Par exemple, au lieu de dire "les hommes et les femmes sont géniaux", il faudrait écrire "les hommes et les femmes sont géniales", l'adjectif "génial" s'accordant avec le dernier groupe nominal "les femmes".

Surtout, cet accord n'est pas une élucubration féministe. Il était d'usage avant que certains grammairiens en décident autrement. Un argument historique que les quarante gardiens de l'Académie française ne sont pas prêts à entendre. Car comme le souligne un article du Monde publié en 2012 suite à la pétition féministe, l'Académie n'aime pas les révolutions. "La règle de l'accord de l'adjectif est d'un usage constant depuis trois siècles, et je n'ai pas l'impression qu'elle fasse l'objet de débats chez les grammairiens, ni que l'usage, chez les Français, soit hésitant", expliquait alors Patrick Vannier, chargé de mission au service du dictionnaire de l'Académie. "L'Académie ne cède pas aux modes, elle s'inscrit dans la durée", ajoutait-il.

Pour la bande de filles derrière Well Well Well, c'est néanmoins tout sauf une mode. "Il faut se rendre compte que ce n'est pas un détail. L'idéologie derrière la langue est sexiste", insiste Marie Kirschen. C'est pourquoi, quand elle a proposé à l'équipe de bâtir ce deuxième numéro avec une autre grammaire et en réhabilitant plusieurs règles de formation des noms féminins, l'enthousiasme s'est fait sentir. "On était tout de suite emballées", nous confirme Mathilde Fassin, journaliste, auteure pour ce magazine de l'article "'Le masculin l'emporte sur le féminin', vraiment?" et de la charte, que Well Well Well nous autorise à publier dans cet article:

Des règles arides au premier abord. A priori, on se dit que les articles seront illisibles. Mais on se rend tout de suite compte que ce n'est pas le cas. Hormis le point employé pour une typographie incluante ("un.e écrivain.e français.e"), on ne bute absolument pas sur les tournures grammaticales et orthographiques. Hormis, peut-être, ce mot qui fait grincer les dents: "autrice" (féminin de auteur), du latin "autrix". Une question d'habitude, nous disent toutes deux Marie Kirschen et Mathilde Fassin qui n'hésitent plus à l'employer également à l'oral.

Pour écrire cette charte, elles se sont inspirées en partie du livre d'Éliane Viennot. Mathilde Fassin nous explique avoir écarté deux règles de grammaire du précis, pour des raisons de simplification. Vous ne lirez par exemple pas de formule telle que "je la suis" (fatiguée) au lieu de "je le suis", qui était pourtant d'usage avant le XVIIIe siècle. Ni la règle de l'accord du participe présent avec le groupe nominal qui le précède (le participe présent est, aujourd'hui, invariable).

De la même manière que la lecture est fluide, l'écriture des articles ne semble pas leur avoir posé de trop grandes difficultés, même si les réflexes revenaient parfois au galop. "A chaque fois que des occurrences se sont présentées mon esprit s'arrêtait", explique Mathilde Fassin.

Désactivation des correcteurs automatiques

Même son de cloche côté relecture des articles. "J'ai dû relire tous les textes une fois supplémentaire", nous raconte Mélanie Vives, cheffe d'édition de Well Well Well. "Mais ce n'est pas moins logique que notre grammaire, c'en est juste une autre", ajoute-t-elle. Evidemment, pour ne pas perdre les pédales, elle a dû désactiver tous les correcteurs automatiques.

Avec cette initiative, Well Well Well apporte sa pierre à l'édifice. Elles rejoignent le petit comité de ceux qui ont déjà franchi le pas, Éliane Viennot, Cogito ergo sum, petit éditeur de Seine-Maritime, pour ne citer qu'eux.

Bien sûr, elles s'attendent à des critiques, même venant de la part de leurs lecteurs et lectrices. "Ce n’est pas la première fois que les féministes se mêlent de la langue, qu’elles ont déjà bien pendue", ironisait en 2012 l'auteure Sandrine Campese. La question qui va leur être posée sera sans aucun doute celle-ci: "n'y a-t-il pas des combats plus importants à mener?" Une interrogation qui a trotté dans la tête de Mathilde Fassin mais qui est persuadée que déconstruire la grammaire est "symboliquement très fort". Quant à Marie Kirschen, elle n'en a "plus rien à faire de cet argument qui marche pour tout".

Outre le fait qu'elle a trouvé cela excitant de déconstruire puis reconstruire la langue, elle est certaine que la grammaire a un impact fort dans la vie quotidienne. "C'est plus dur de se projeter quand on pense que le masculin est universel", souligne-t-elle en pensant à tous ces noms de métiers qu'on refuse de féminiser. "C'est notre rôle, en tant que média féministe et lesbien, d'attirer l'attention des gens sur le sujet", conclut Mélanie Vives.

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.