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Projet de prolongement de la route 138: histoire d'un fiasco

La route 138 ne mène nulle part

Voici l'histoire d'un fiasco, celui du projet de prolongement de la route 138, sur la Basse-Côte-Nord, qui s'est soldé par la construction d'un tronçon de 12 km et par des dépenses de 47 millions de dollars.

Un texte d'Anne Panasuk

En plein territoire de la petite séduction, sur la Basse-Côte-Nord du Québec, un tronçon de route part du village de Gros-Mécatina et s'arrête abruptement après 8 km. Une route en pleine taïga, qui ne mène nulle part.

Pourtant, le gouvernement du Québec avait promis 220 millions de dollars pour amorcer les travaux de prolongement de la route 138, sur la Côte-Nord. La 138 s'arrête actuellement à l'est de Natashquan, et il reste presque 400 km de route à faire. Quarante-sept millions de dollars ont été dépensés, et seulement 12 km ont été construits, dont le tronçon de Gros-Mécatina. Que s'est-il passé?

La Basse-Côte-Nord, c'est une douzaine de villages accrochés à la côte, sur près de 400 km. Des villages isolés les uns des autres, sans route pour les relier au réseau québécois.

Un voyage en avion d'un village à l'autre coûte plus de 800 $. Sinon, c'est le bateau qui transporte provisions et voyageurs, une fois par semaine.

Prolonger la 138, un cadeau empoisonné

Des élus des municipalités de la Basse-Côte-Nord avec les chefs de deux communautés autochtones ont vendu l'idée au gouvernement Charest qu'ils pouvaient commencer à construire la route qui les relierait au reste du monde. Cela serait fait par un regroupement appelé Pakatan Meskanau de la Grande Séduction. Un coup politique organisé avec l'aide de la firme d'ingénierie Genivar.

Pakatan Meskanau de la Grande Séduction

Maître d'œuvre du projet de prolongement de la 138, l'organisme sans but lucratif regroupe cinq municipalités non autochtones et deux communautés innues de la Basse-Côte-Nord.

En 2006, le gouvernement Charest octroie un premier montant de 100 millions de dollars pour dix ans, et en 2010, une deuxième tranche de 120 millions pour construire une route forestière en gravier. Un projet, dira le premier ministre Jean Charest le 24 août 2006, réalisé « selon des normes sécuritaires et acceptables, mais des normes qui permettraient d'aller plus rapidement que si c'était le gouvernement du Québec qui était le maître d'œuvre du projet ».

Pakatan devient le maître d'œuvre, et le ministère des Transports doit les soutenir. Mais cela ne s'est pas passé comme cela. Prolonger la route 138 s'est avéré un cadeau empoisonné.

Le maire de Blanc-Sablon, Armand Joncas, explique que le bureau régional du ministère des Transports a été surpris par l'annonce de Jean Charest de donner 100 millions de dollars pour prolonger la route 138.

« L'idée n'est pas venue du ministère régional des Transports. [...] Ce n'était pas dans leur planification. Dès ce jour-là, ils ont travaillé à contrecœur avec nous autres. »

— Armand Joncas, maire de Blanc-Sablon

Le projet de route forestière, qui devait se réaliser selon des normes différentes pour coûter moins cher et se faire plus rapidement, se heurte à la bureaucratie du ministère des Transports.

Un pont à Saint-Augustin?

Les communautés se déchirent sur les priorités à fixer, car Pakatan a décidé de relier certains villages entre eux plutôt que de simplement prolonger la route 138 à partir de là où elle s'arrête, à l'est de Natashquan.

Mais tous s'entendent sur le fait que le village de Saint-Augustin est particulièrement isolé et a besoin d'un pont. D'un côté de la rivière, le village de pêcheurs, l'épicerie, la caisse, le poste d'essence. De l'autre côté, la communauté autochtone Pakuashipi, l'aéroport et le quai. Un service d'aéroglisseur les relie. L'eau n'est pas profonde, mais les vents sont cruels et paralysent souvent le service.

Les villageois espéraient un pont à voie unique pour passer d'une rive à l'autre. Mais pour respecter les normes du ministère des Transports (MTQ), les études de Genivar démontrent que le coût du pont, évalué à 25 millions de dollars, serait plutôt de 57 millions.

« Pakatan ne s'attendait pas à cela. Ils pensaient, avec les 100 millions de dollars, avoir les coudées franches, alors qu'ils se sont fait imposer une gestion par le ministère des Transports. Ça a été perçu par Pakatan comme un frein », explique Denis Blouin, directeur régional de Genivar (entreprise maintenant devenue WSP Global).

« Il y a eu une espèce de polémique interne entre le ministère et Pakatan pour savoir qui était le plus fort, qui allait gagner, et c'est le ministère qui a gagné. »

— Denis Blouin, directeur régional de Genivar

Pakatan contre le ministère

Pakatan abandonne le projet de pont, au grand dam des villageois de Saint-Augustin. Le service d'aéroglisseur a été installé il y a deux ans par la Société des traversiers du Québec pour faire taire la grogne. Un service coûteux : 7 millions de dollars pour l'installation et 900 000 $ par année pour l'exploiter.

Délaissant le pont, Pakatan choisit d'investir dans la construction d'une route entre les villages de Gros-Mécatina et de Tête-à-la-Baleine. Une compagnie locale, GIDC, est engagée. Elle doit louer l'équipement et le faire venir par barges. Le premier contrat est à l'heure. Tout cela coûte plus cher que prévu. Le ministère des Transports demande des correctifs sur la route. Des plans et devis sont refusés trois fois.

« Nous autres, on a demandé un chemin forestier, pour donner accès. Puis en dernier, je pense qu'ils voulaient avoir une autoroute! »

— Randy Jones, maire de Gros-Mécatina et ex-président de Pakatan

« Nous autres, on a demandé un chemin forestier, pour donner accès. Puis en dernier, je pense qu'ils voulaient avoir une autoroute! »

— Randy Jones, maire de Gros-Mécatina et ex-président de Pakatan

Le cafouillage de la route 138 : reportage d'Anne Panasuk

Les relations avec le bureau régional du ministère des Transports se détériorent. Des contrats pourtant acceptés n'ont pas été payés par le ministère. Pakatan et le ministère se relancent la balle.

Le ministère allègue que Pakatan a effectué des paiements occultes, mais sans donner de précisions, malgré les demandes d'explications de l'avocat de Pakatan. Des résidents réclament pour leur part que l'UPAC enquête sur le fiasco financier. Mais impossible d'avoir la version du ministère des Transports, qui refuse de nous accorder une entrevue.

« Pakatan n'a jamais été capable de travailler librement. Le ministère décidait de tout ce que Pakatan faisait. [...] Pakatan avait une firme d'ingénieurs, et le ministère des Transports avait une firme d'ingénieurs qui surveillait nos ingénieurs. Imaginez où l'argent est allé! »

— Armand Joncas, maire de Blanc-Sablon

« Tout passait par le ministère. On n'était pas capables d'aller à la salle de bain sans que cela passe par le ministère. Ça, c'est la réalité! On ne pouvait rien faire sans que le ministère dise (d'abord) oui. Quand ils disaient "sautez ", on demandait à quelle hauteur », raconte Randy Jones, maire de Gros-Mécatina et ex-président de Pakatan.

Pakatan est maintenant en faillite. En 2013, le ministère des Transports a cessé subitement de payer les factures. Les créanciers poursuivent d'ailleurs le gouvernement. Les habitants de la Basse-Côte-Nord demeurent aussi isolés qu'auparavant, avec le rêve brisé d'être reliés un jour au reste du Québec.

« D'après moi, il va y avoir de la glace en enfer avant qu'on ait une route sur la Basse-Côte-Nord. C'est une vraie honte parce qu'on l'avait. C'est plus qu'une honte, c'est un crime contre les gens de la Basse-Côte. »

— Randy Jones, maire de Gros-Mécatina et ex-président de Pakatan

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