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Shishmaref: le sort d'un village isolé de l'Alaska montre que nous ne sommes vraiment pas prêts à faire face au réchauffement climatique

Shishmaref, ce village d'Alaska emporté par le changement climatique
Impossible de ne pas remarquer les effets du réchauffement climatique sur le village de Shishmaref. Depuis quelques dizaines d’années, la mer gagne sur le littoral, qui s’effrite par pans entiers dès que la tempête fait rage. (Photo : Gabriel Bouys/AFP/Getty Images)

Un mercredi de la fin du mois d’août, le jour de la rentrée des classes à l’école de Shishmaref. Le bâtiment bleu pâle n’a pas encore ouvert ses portes. Dans la cuisine, le nouveau directeur beurre à la hâte les tartines des enfants pour le petit déjeuner, tandis que les enseignants font des ajustements de dernière minute dans les salles de classe, qui vont de la maternelle au lycée. Pendant ce temps, les élèves patientent anxieusement sous le porche, cols remontés pour se protéger de la fraîcheur du petit matin. Ce tableau ferait presque oublier que beaucoup pensaient, il y a encore quelques années, que Shishmaref n’existerait plus.

Ce village reculé de 563 habitants, à cinquante kilomètres du cercle polaire, est ouvert sur la Mer des Tchouktches au nord et sur la baie de Sarichef au sud. Le pergélisol sur lequel il repose fond à vue d’œil. Depuis quelques dizaines d’années, les rivages de l’île subissent l’érosion des marées et se détachent par blocs gigantesques quand la tempête fait rage.

Les habitants de Shishmaref, dont la plupart sont des Inupiaks, ont d’abord éloigné les maisons des falaises et construit des digues au nord de l’île pour enrayer ce phénomène mais, en juillet 2002, il est apparu que la seule solution viable sur le long terme était d’abandonner le village et de l’installer ailleurs. Mais trouver un autre site s’est avéré bien plus compliqué que l’organisation d’un référendum sur le sujet et, douze ans plus tard, Shishmaref est toujours debout, prêt pour une nouvelle année scolaire.

La situation est pourtant des plus précaires. L’une des premières choses que l’on voit en arrivant au village, c’est une construction en bois à moitié effondrée, dont l’un des angles repose sur la plage, à quelques mètres à peine des vagues qui viennent lécher le rivage.

Le village est construit sur une étroite pointe de sable fin d’à peine cinq kilomètres de long sur quatre cent mètres de large, cernée de toutes parts par la mer. La seule manière de s’y rendre ou d’en partir est de prendre un bateau ou un avion à partir de Nome, un vol d’une heure qui coûte environ 400 $ aller-retour. La seule route goudronnée de l’île relie Shishmaref à l’aéroport (les rues du village sont en sable). La plupart des gens se déplacent en voiture ou moto tout-terrain, ou en scooter des neiges l’hiver.

Pour les habitants de Shishmaref, la seule solution viable sur le long terme était d’abandonner le village et de l’installer ailleurs. Douze ans plus tard, ils sont encore là.

La plupart des maisons ne possédant ni sanitaires ni eau courante, le village recycle l’eau de pluie et la neige, et la plupart des habitants se douchent et font leur lessive à la laverie. Le marché de l’emploi est saturé, et même les temps partiels ne sont pas légion. Comme la surface de l’île se réduit d’année en année, il n’y a pas beaucoup de place pour de nouveaux logements ou équipements. Dans certaines maisons, plusieurs générations s’entassent dans des constructions en bois étriquées à un seul étage. La plupart des familles vivent de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Le village est connu dans toute la région pour son huile de phoque et ses objets sculptés en os et en ivoire, vendus aux touristes et dans les magasins de Nome.

Tout le reste – les véhicules, la nourriture, les matériaux de construction pour les maisons – doit être importé par bateau. À l’exception de ce qui peut être chassé ou cueilli, les produits frais sont rares, et les prix au supermarché du coin sont sans commune mesure avec ce qui se pratique dans le reste du pays. L’essence et le fioul sont aussi importés à prix fort, et une barge apporte chaque été l’équivalent d’une année de réserves de carburant. Quand les réserves sont vides, il faut attendre le retour de la barge.

Quand je m’y suis rendu au mois d’août, l’île avait épuisé ses réserves annuelles et la prochaine livraison n’était pas attendue avant une ou deux semaines. Les habitants devaient utiliser leurs véhicules tout-terrain et leurs bateaux à moteur le moins possible.

Dans la langue des autochtones, l’île s’appelait autrefois Kigiktaq, et on a retrouvé des vestiges archéologiques remontant au XVIIe siècle. Elle fait partie du Bering Land Bridge National Preserve, un parc naturel de onze millions d’hectares qui protège les sites archéologiques des tout premiers habitants d’Amérique du Nord. Les explorateurs russes qui y ont débarqué en 1816 lui ont donné le nom du navigateur Glieb Semenovich Shishmarev. Un bureau de poste a ouvert en 1901, selon les historiens du coin, mais le village n’a été officiellement rattaché qu’en 1969.

De vieilles photos de l’île montrent de grandes plages de sable fin. Les aînés du village se souviennent qu’ils y jouaient à chat et au "baseball Eskimo" jusque tard le soir, car le soleil ne se couche qu’après onze heures du soir en été. "Il y avait une très grande plage ici", se souvient Nora Kuzuguk, 67 ans. "C’était notre terrain de jeu."

Aujourd’hui, ces plages sont en voie de disparition accélérée.

De vieilles photos de l’île montrent de grandes plages de sable fin. Les aînés du village se souviennent qu’ils y jouaient à chat et au "baseball Eskimo" jusque tard le soir. (Photos : Archives historiques de l’Alaska)

L’île est menacée par l’érosion depuis au moins les années 1950 mais le changement climatique a considérablement exacerbé le problème. Les températures moyennes augmentent plus rapidement en Alaska que dans le reste du pays, d’environ 2°C ces cinquante dernières années. Cette hausse entraîne, par endroits, le dégel du pergélisol qui caractérise les zones arctiques. Celui-ci est donc plus vulnérable aux tempêtes et aux marées, ce qui accélère l’érosion du littoral.

La hausse de la température a également entraîné une réduction du nombre de mois de gel dans la Mer des Tchouktches, exposant la côte aux tempêtes de l’automne et du début de l’hiver. Désormais, quand une tempête éclate, le sable "se dissout complètement dans l’eau", explique Luci Eningowuk, 65 ans. De 2004 à 2008, Mme Eningowuk a présidé la Shishmaref Erosion and Relocation Coalition, chargée de développer et de mettre en œuvre un programme de déménagement du village. "Les vagues emportent des gros bouts de l’île."

En octobre 1997, quatorze maisons sur la partie nord de Shishmaref ont dû être mises sur des palettes et déplacées à l’autre bout de l’île après une énorme tempête. Quatre ans plus tard, une autre tempête a détaché d’énormes blocs du littoral nord. En comparant des photos aériennes, le Corps des ingénieurs de l’armée estime que l’île perd entre 82 cm et 2,71 m par an en moyenne, et jusqu’à 6,89 m après des tempêtes exceptionnelles.

"Les vagues emportent des gros bouts de l’île."

Quand les habitants ont voté pour le déménagement, Shishmaref est devenu symbolique de l’impact du réchauffement climatique. La photo d’une des maisons du village, sur le point de s’effondrer, illustre la page du site de l’Agence de protection de l’Environnement américaine qui décrit les effets du changement climatique en Alaska. "L’érosion rapide oblige certaines populations autochtones à déménager pour préserver leur sécurité et leurs biens", indique le site. Bien que Shishmaref et plusieurs autres villages aient tenté de déménager, tous se sont aperçu que c’était concrètement très compliqué.

Aux Etats-Unis, l’idée que le changement climatique n’est qu’un concept abstrait — une notion très éloignée de nous dans le temps, l’espace et la réalité économique — a la vie dure. Beaucoup pensent que ça ne concernera que les générations futures ou d’autres régions du monde. Les discussions concernant l’impact actuel de ce phénomène tendent à se concentrer sur de petites nations insulaires comme Tuvalu, les Maldives ou Kiribati, qui sont à ce point menacées par l’élévation du niveau des mers qu’elles envisagent d’acheter des terres sur d’autres continents pour y déménager l’ensemble de leur population.

Mais il n’est pas besoin de regarder si loin. Les communautés autochtones du littoral de l’Alaska tentent de nous dire depuis plus de dix ans que les effets du changement climatique se ressentent déjà.

Si l’on en croit les sombres prévisions scientifiques, Shishmaref n’est qu’un début. Les villes des basses-terres côtières et des bassins inondables dans le reste du pays pourraient bien être les prochains sur la liste. Une étude de l’Institut géologique américain prévient que 50% des côtes du pays sont susceptibles d’être touchées. Selon l’agence des études océaniques et atmosphériques, 16,4 millions d’Américains vivent dans la plaine alluviale côtière des Etats-Unis. Si nous sommes incapables de sauver un village de moins de 600 habitants, qu’allons-nous faire du reste du pays ?

Il est évident que les choses ne tournent pas rond à Shishmaref. Cette baraque en bois, perchée en équilibre précaire au-dessus de la plage, est l’une des premières que l’on voit en arrivant. (Photo : Kate Sheppard/The Huffington Post)

Le bâtiment de travers que l’on voit en atterrissant à Shishmaref appartient à Tony Weyiouanna Sr., 55 ans, qui l’utilise pour mettre son poisson en boîte et fabriquer de l’huile de phoque. M. Weyiouanna est le président du conseil de la municipalité autochtone, qui s’occupe des terres et des ressources allouées à la communauté selon les termes de l’Alaska Native Claims Settlement Act. Quand le village a voté pour déménager, il a été chargé de conduire les opérations en tant que technicien délégué de la coalition incluant des représentants du conseil municipal, du gouvernement et de la municipalité autochtones. A l’époque, M. Weyiouanna s’occupait de l’organisation des transports pour l’association de développement économique et social de Kawerak, et notamment des routes et autres projets d’infrastructure.

L’organisation des transports, c’est une chose. Le déménagement d’un village entier en est une autre. "Je me suis demandé comment j’allais bien pouvoir faire !", se souvient-il. Nous sommes assis dans sa cuisine, devant une tasse de café, à parler de la genèse du déménagement. Il s’arrête de temps à autre pour surveiller le rôti de renne qui cuit dans le four, et dont l’odeur de terroir emplit la modeste demeure. Un de ses trois enfants, affalé sur le canapé dans la pièce voisine, regarde la télévision.

La coalition a établi un plan d’action détaillant les implications d’un "déménagement méthodique" pour la communauté, et aux niveaux régional et national. La première étape consistait à identifier des sites avec un fort potentiel, avec suffisamment de terres et de points d’eau pour accueillir la population croissante du village, et un accès aux terrains de chasse et de pêche des générations passées. Il fallait aussi étudier la géographie, l’hydrologie et la conformité des sites au niveau écologique. Le village déterminerait les besoins en infrastructure de la nouvelle communauté : aéroport, routes, dispensaire, école, etc. Enfin, les habitants récupéreraient ce qu’ils pouvaient de Shishmaref et nettoieraient l’île après leur départ.

Bien entendu, tout ceci coûterait beaucoup d’argent. Une étude du Corps des ingénieurs de l’armée, publiée en 2004, estimait que le déménagement de Shishmaref sur le continent reviendrait à 179 M$ de l’époque. M. Weyiouanna et d’autres membres de la coalition ont donc fait du lobbying auprès des agences de l’Etat et du gouvernement pour obtenir un soutien financier. Le village a également créé un site internet intitulé "Nous méritons d’être sauvés !" afin de récolter des donations et une aide technique, et de réunir des bénévoles pour la constitution des dossiers de demande de subventions.

Leur initiative a bénéficié d’une large exposition médiatique à la suite de la décision de déménager le village. M. Weyiouanna estime que pas moins de 65 équipes de télévision sont venues des quatre coins du pays et même du monde entier en 2003 et 2004. "Je pense qu’elles ont joué un rôle très important. Elles m’ont aidé à convaincre les gens à Washington, Juneau et Anchorage que nous avions besoin d’aide", explique-t-il.

Tony Weyiouanna Sr. a supervisé le programme de déménagement du village. "Je me suis demandé comment j’allais bien pouvoir faire !", se souvient-il. (Photo : Kate Sheppard/The Huffington Post)

Le village a identifié onze sites sur le continent, et des estimations préliminaires du service de préservation des ressources naturelles du ministère de l’agriculture américain en ont retenu deux.

Lors d’une réunion publique organisée en décembre 2006, le village a choisi celui de Tin Creek, de l’autre côté de la baie, à moins de vingt kilomètres de Shishmaref. Le site était suffisamment proche pour que les habitants puissent accéder à leurs terrains de chasse et de pêche habituels, par bateau ou en scooter des neiges.

Mais, deux ans plus tard, le projet a été abandonné. Des études de faisabilité ultérieures ont révélé des problèmes sur le site, lui aussi situé sur le pergélisol, ce qui voulait dire que ses jours étaient eux aussi comptés. Le village a dû chercher ailleurs.

Or l’obtention de nouvelles subventions devenait plus compliquée. Ted Stevens, le puissant sénateur républicain de l’Alaska, fervent adepte du clientélisme, les avait aidés à bénéficier d’études sur l’érosion et le déménagement. Mais, à Washington, les Démocrates et les Républicains s’attaquaient justement aux subventions, principale source de financement du village. Quand M. Stevens, empêtré dans un procès pour corruption, a perdu les élections de 2008, Shishmaref a perdu son principal soutien.

"Stevens était notre sénateur", explique M. Weyiouanna. "C’est lui qui s’était occupé de nous trouver des financements."

Les habitants de Shishmaref ont éloigné les maisons des falaises et érigé des digues — comme ici, sur le littoral nord de l’île — pour lutter contre l’érosion. (Photo : Kate Sheppard/The Huffington Post)

A ce stade, l’enthousiasme de Shishmaref pour un déménagement commençait à vaciller. Le projet initial prévoyait qu’il serait terminé au plus tard le 30 avril 2009, mais on s’est très vite aperçu que le processus prendrait au moins dix ou quinze ans. Le village a donc entrepris, en 2004, la construction d’une digue de soixante mètres de long pour protéger le littoral nord. Depuis, celle-ci a été prolongée en 2005 et 2007 et mesure aujourd’hui un peu plus de 850 m.

La digue ne protège cependant qu’une petite portion de l’île, laissant des infrastructures importantes comme l’aéroport, la décharge et une bonne partie de la route principale à la merci des éléments. M. Weyiouanna estime que ces mesures ont donné une fausse impression de sécurité aux habitants qui "en prendraient leur parti et penseraient bientôt qu’un déménagement n’était plus nécessaire".

Alors même que l’on renforçait la côte nord, d’autres sections de Shishmaref continuaient à s’éroder. Et, puisqu’il avait été décidé de déménager, il devenait plus difficile d’obtenir des financements au niveau local ou national pour d’autres projets, comme la rénovation du dispensaire ou la construction de nouvelles maisons.

"Le déménagement a mis un terme à tous les investissements dans le village", indique Percy Nayokpuk, propriétaire du grand magasin de l’île. "Beaucoup de projets ont été annulés à cause de ce vote. C’est à peu près tout ce que ça nous a apporté."

Pour les responsables municipaux et les chefs tribaux, le déménagement est de facto en sommeil. Les habitants qui s’étaient impliqués dans ce projet disent être passés à autre chose. Une femme, malade du cancer, a dû faire une pause. D’autres ont été pris par des préoccupations familiales ou professionnelles, ou simplement frustrés par le côté insurmontable de la tâche.

M. Weyiouanna a lui aussi démissionné de la coalition chargée du déménagement, vers la fin 2007. "Tellement de gens étaient contre", y compris des membres de la communauté et d’autres responsables du coin, "que ça a fini par me déprimer", avoue-t-il.

Shishmaref avait déjà tenté de déménager par le passé avant, là encore, de changer d’avis. En 1973, suite à deux tempêtes particulièrement dévastatrices, les habitants avaient décidé de s’installer sur le continent. Mais ils avaient fini par changer d’avis, et choisi de construire une digue de sacs de sable sur la côte nord pour la fortifier contre les marées. M. Nayokpuk, alors jeune diplômé, avait dû travailler dur pour obtenir le soutien et les ressources nécessaires à ce premier projet de déménagement.

Aujourd’hui, les habitants de Shishmaref sont divisés sur l’intérêt du projet actuel. En 2002, seuls 11% avaient voté contre, d’après la presse locale. La plupart des suffrages négatifs étaient ceux des aînés du village, qui estimaient qu’il était important de préserver leur mode de vie. L’isolement de l’île en a fait un endroit unique en son genre, et permis de préserver le langage et la culture Inupiak. M. Weyiouanna estime que la moitié des habitants sont aujourd’hui déterminés à rester aussi longtemps que possible.

"J’avais voté pour", explique Nora Kuzuguk, 67 ans. "Mais j’ai changé d’avis. Shishmaref est un endroit exceptionnel."

Stanley Tocktoo, 53 ans, l’ancien maire du village, pense qu’il est encore possible de convaincre les habitants, à condition de trouver un point de chute. "Je pense qu’ils seraient pour, mais nous ne savons pas où aller", remarque-t-il.

Quand j’ai rencontré Richard, le fils de Mme Kuzuguk, il était dans le bureau du maire, en train de remettre sa démission du conseil municipal. Il était également coordinateur des questions environnementales de Shishmaref depuis cinq ans, et dirigeait les opérations de recyclage dans le sous-sol de l’église. Il a aussi participé à la campagne en cours contre le forage arctique, et a fait partie de la commission en charge du projet de déménagement.

Mais à 51 ans, M. Kuzuguk et sa famille ont bouclé leurs valises et s’apprêtent à quitter le village pour s’installer à Nome, où on lui a proposé un poste d’entretien technique à l’hôpital. Contrairement à ses emplois précédents, il s’agit d’un plein temps, avec divers avantages.

M. Kuzuguk pense que sa famille a un avenir à Nome. J’avais rencontré un de ses six enfants, Lydia, le jour de mon arrivée. Cette fillette extravertie de onze ans était venue se présenter pendant la soirée cinéma organisée dans le gymnase de l’école, et m’avait confié qu’elle allait déménager dans quelques jours.

"Je dois penser à l’avenir de mes enfants", explique-t-il. "La meilleure chose à faire, c’est de m’installer à Nome, de refaire ma vie là-bas, et de leur offrir un mode de vie à l’occidentale. Ils pourront toujours revenir et apprendre les us et les coutumes traditionnels." M. Kuzuguk pense que déménager un village entier est trop compliqué. "Je crois que nous n’arriverons jamais à convaincre le Congrès américain que c’est indispensable", estime-t-il.

"J’avais voté pour le déménagement", explique Nora Kuzuguk, 67 ans. "Mais j’ai changé d’avis. Shishmaref est un endroit exceptionnel." (Photo : Kate Sheppard/The Huffington Post)

Shishmaref n’est pas un cas isolé : Kivalina, Newtok et neuf autres villages autochtones, menacés par la hausse des températures, ont décidé de déménager. Selon le Government Accountability Office, chargé du contrôle des comptes publics, la plupart des 200 villages autochtones de l’Etat subissent des inondations et une érosion accélérée dus au changement climatique.

Parmi eux, Newtok est le plus avancé dans son déménagement. Les habitants se sont mis d’accord sur un site, et ils ont obtenu des subventions au niveau régional et national pour le chantier. Mais des désaccords politiques dans le village ont interrompu sa mise en œuvre pour une période indéterminée.

Il n’existe pas de mode d’emploi pour déménager un village, ni d’agence gouvernementale en charge d’un tel processus, pas plus au niveau régional que national. Aucune cagnotte n’a été provisionnée pour aider les communautés. Il n’y a pas de règles pour la sélection d’un site, ou de liste de choses à emporter. Chaque communauté doit se débrouiller seule.

"Ils font tout ce qu’ils peuvent de leur côté", explique Robin Bronen, directrice générale du Alaska Immigration Justice Project. Mme Bronen, qui est peut-être la plus grande spécialiste régionale des phénomènes migratoires liés au climat, accompagne plusieurs de ces communautés face à ce qui semble être une situation impossible. "Je crois que les gens qui n’habitent pas en Alaska ne se rendent pas compte des efforts extraordinaires que ces communautés doivent fournir, avec très peu de moyens, pour faire comprendre aux députés et sénateurs américains ce dont ils ont besoin", déclare-t-elle.

Mme Bronen craint que les villages autochtones d’Alaska ne soient bientôt plus les seuls à devoir déménager, et que les villes côtières du pays y soient réduites elles aussi. "Je n’arrête pas de répéter qu’il faut immédiatement mettre en place un cadre institutionnel pour faire face à ce type de situations", explique-t-elle. "Je ne suis pas très optimiste sur les chances des autres régions qui seront confrontées à ce problème partout dans le monde."

"Je crois que les gens qui n’habitent pas en Alaska ne se rendent pas compte des efforts extraordinaires que ces communautés doivent fournir, avec très peu de moyens."

En novembre 2013, Barack Obama a signé un décret ordonnant aux agences fédérales de modifier les programmes et les pratiques qui gênent la politique d’adaptation au climat. Il a également créé un groupe de travail sur la préparation et la lutte contre le changement climatique réunissant les responsables de chaque Etat, chaque région et chaque tribu, dans le but de collaborer à l’élaboration de stratégies liées au changement climatique.

Le mois dernier, ce groupe de travail a publié des recommandations, suggérant d’étudier "le rôle que le gouvernement doit jouer dans les problèmes de déménagement liés au changement climatique". Elles soulignent, comme le pense Mme Bronen, que "chaque région du pays, et chacun des territoires sous juridiction américaine" connaîtra un jour le sort d’une communauté comme Shishmaref. En clair, le groupe de travail indique qu’il faut trouver une solution à ce problème, et très rapidement.

Reggie Joule, maire du borough de Northwest Artic et ancien député du district de Shishmaref, était le seul autochtone à faire partie de ce groupe de travail. Il a reconnu qu’il était "insuffisant de se contenter d’étudier" le rôle du gouvernement dans les projets de déménagement parce que "les communautés locales sont totalement démunies". Mais il s’est néanmoins réjoui que le gouvernement fédéral prenne en compte les villages historiques de l’Alaska, comme Shishmaref. "Être mentionné dans les recommandations constitue une avancée importante", a-t-il souligné.

"Ces zones ne sont pas très peuplées et donc facilement délaissées", a-t-il ajouté. "Les preneurs de décision, qui se trouvent à plus de 11 000 kilomètres de là, on sans doute du mal à prendre l’ampleur du problème. Ils savent que des villages entier disparaissent mais ne saisissent pas forcément l’ampleur de la crise, son imminence, et la position vulnérable dans laquelle se trouvent les communautés locales. Les photos et pétitions que nous envoyons ne font qu’alimenter les statistiques. Y a-t-il quelqu’un à Washington qui comprenne vraiment l’urgence de la situation telle que nous la décrivons ?".

Le ministère de l’Intérieur a apporté une aide à la construction d’une digue, par le biais de son bureau des Affaires indiennes. Aujourd’hui, il cherche à mettre en place une politique intégrée pour l’Arctique afin de coordonner les actions de toutes les agences gouvernementales concernées. Mais le défi est de taille. La plupart des programmes fédéraux susceptibles d’apporter une aide à des villages comme Shishmaref nécessitent un apport financier local d’un montant équivalent, or celui-ci est souvent inexistant. Jessica Kershaw, porte-parole du ministère de l’Intérieur, a déclaré au Huffington Post que le ministère "s’entretenait avec d’autres agences fédérales pour évaluer les actions à entreprendre dans des situations du type Shishmaref" et qu’il "continuerait à mobiliser un grand nombre de partenaires afin de trouver des solutions".

Le Corps des ingénieurs de l’armée joue, pour sa part, un rôle important dans l’évaluation des options de déménagement et le financement de la digue, que le Congrès doit auparavant approuver et financer. Il demande également que les communautés locales prennent en charge une partie de ces coûts. Bruce Sexauer, responsable de la planification au sein du bureau régional du Corps des ingénieurs de l’armée, indique réfléchir au moyen de financer des études supplémentaires sur le déménagement ou les opérations de renforcement de Shishmaref l’an prochain, mais précise ne pas être certain qu’elles seront votées.

D’autres organismes fédéraux, telle que l’Agence fédérale pour les situations d’urgence (FEMA), n’interviennent qu’a posteriori. "Si l’on regarde les procédures qui existent, on se rend compte que nous avons de très bons outils de gestion de crise, comme la FEMA, mais je ne crois pas que nous sachions planifier à l’avance ce genre de choses", souligne M. Joule.

L’administration Obama a aussi pris des mesures pour appréhender le problème au niveau planétaire. En septembre, le président a demandé à toutes les agences fédérales "de prendre en compte la lutte contre le changement climatique dans l’élaboration de leurs programmes d’aide au développement international et leurs investissements". Le mois dernier, le gouvernement a annoncé qu’il allait contribuer, à hauteur de 3 Md$, à la création d’un fonds international pour aider les pays en voie de développement à gérer les conséquences des changements climatiques.

Des représentants du ministère de l’Intérieur et du Bureau des études et du budget de la Maison-Blanche ont également fait le déplacement à Shishmaref l’été dernier. Mais l’absence d’actions concrètes a provoqué l’indignation de Lisa Murkowski, sénatrice républicaine de l’Etat de l’Alaska, qui a écrit au président en janvier : "Votre administration semble montrer peu d’entrain à prendre en compte la situation de Shishmaref alors même qu’elle vient de débloquer des fonds pour aider Vietnam à s’adapter au changement climatique. Je vous demande instamment de donner la priorité aux Américains, et particulièrement aux habitants de l’Alaska qui sont confrontés à ces problèmes au quotidien."

Michael Boots, président par intérim du conseil sur les questions environnementales de la Maison-Blanche, a répondu à la sénatrice au mois de mai pour lui assurer que son bureau "cherchait le meilleur moyen de répondre" aux demandes de Shishmaref. Il a ajouté que beaucoup de programmes d’aide existants "seraient difficiles à obtenir" parce qu’ils exigeaient un partage des coûts, ajoutant toutefois que le gouvernement était "mobilisé pour identifier toutes les options possibles" dans les limites de ses compétences.

Pendant ce temps, les villageois commencent à se demander si l’option du déménagement est viable. "Nous travaillons dur pour la mettre en œuvre", a réaffirmé M. Joule. "Mais est-ce seulement envisageable ? Quelqu’un a-t-il le pouvoir et l’envie de nous donner le feu vert ? Nous avons pris des mesures temporaires mais il y va de la vie des habitants."

"Je dois penser à l’avenir de mes enfants », déclare Richard Kuzuguk. « La meilleure chose à faire, c’est de m’installer à Nome." (Photo : Kate Sheppard/The Huffington Post).

Le maire de Shishmaref, Howard Weyiouanna Sr., sait ce qu’implique un déménagement. Sa maison fait partie de celles qui ont été transportées de l’autre côté de l’île après la tempête qui avait dévasté la côte nord en 1997. Il était resté dans sa maison pendant la tourmente. "C’était assourdissant", se souvient-il. "Je sentais le sol trembler sous mes pieds." 17 ans plus tard, le bruit de l’océan lui manque toujours autant.

Howard est le cousin de Tony. Leur nom de famille, Weyiouanna, est l’un des plus répandus au sein de la communauté. Lorsque je l’ai croisé à la mairie, il m’a fait part de son optimisme suite à de récents investissements dans le village. Après de nombreuses années durant lesquelles l’Etat était quasiment absent, le ministère du Logement et du Développement urbain a accordé une subvention pour la construction de nouveaux logements. Sept maisons sont au stade des dernières finitions. Ce sont de modestes demeures beige et marron qui, contrairement à la plupart des habitations du village, disposeront de l’eau courante et de toilettes modernes. Sa fille aînée, Nellie, et ses trois petits-enfants vont emménager dans l’un de ces logements. Le dispensaire est également en voie de rénovation. Il était grand temps.

Mais il reste encore beaucoup de problèmes à gérer, et notamment le fait que la mairie ne répond pas aux normes en matière d’incendie. Il faut aussi installer un réservoir d’eau plus grand, dont dépend une grande partie du village. Il recueille la neige fondue mais ne suffit plus aux besoins de la population. Sans oublier une nouvelle laverie, et des réservoirs plus grands et plus solides pour les réserves de carburant de l’île.

De telles rénovations pourraient laisser entendre que la communauté ne compte plus déménager, en tout cas pas dans l’immédiat. Mais l’une des préoccupations du maire concerne la route qui mène à la décharge, après l’aéroport. L’éloignement géographique de l’île implique qu’à peu près tout ce qui est importé reste sur place. La décharge, située à l’extrémité ouest, est remplie de carcasses de réfrigérateurs, de tonneaux, de détritus ménagers et d’un vieux camion. Comme la plupart des maisons n’ont pas de sanitaires, c’est aussi l’endroit où les déchets organiques forment une grande mare. En novembre 2013, une tempête a détruit plusieurs sections de la route, créant par endroits des cratères de quinze mètres, et rendu la décharge quasiment inaccessible.

La route du village contourne aujourd’hui la zone sinistrée mais tout le monde sait que c’est une solution temporaire. "Apparemment, elle ne va pas tenir le coup non plus", explique M. Weyiouanna.

Ne plus pouvoir emprunter la route qui mène à la décharge sera déjà une mauvaise nouvelle. Plus inquiétant encore, la mer est en train de grignoter sur le bout de la piste de l’aéroport. Ce n’est pas seulement l’endroit où se posent les avions, mais bel et bien le seul lien physique avec le monde extérieur, celui qui permet d’acheminer de la nourriture, des provisions et des voyageurs. C’est aussi le seul moyen d’évacuation en cas de besoin. Lors des tempêtes précédentes, la mer est montée jusqu’à moins de vingt-cinq mètres de la piste.

"Si nous ne construisons pas de digues, la piste sera menacée", ajoute M. Weyiouanna. Idéalement, les habitants trouveront les financements nécessaires pour prolonger la digue tout le long de la côte nord. "Ça nous permettrait d’avoir un peu de répit, mais je ne sais combien de temps ça durera", conclut-il.

Avec le changement climatique, la question n’est plus de savoir si une énorme tempête nécessitera un jour une évacuation d’urgence, mais quand cela arrivera. "Personne ne sera autorisé à revenir sur l’île après l’évacuation", prévient M. Kuzuguk.

Avec le changement climatique, la question n’est plus de savoir si une énorme tempête nécessitera un jour une évacuation d’urgence, mais quand cela arrivera. Une telle catastrophe signerait probablement l’arrêt de mort de Shishmaref, explique M. Kuzuguk. "Personne ne sera autorisé à revenir sur l’île après l’évacuation", prévient-il. Les habitants seront redirigés sur Nome, Fairbanks ou Anchorage.

C’est précisément ce que la plupart des habitants de Shishmaref veulent éviter. Après tout, l’objectif principal du déménagement était d’assurer l’avenir du village, sur un autre site. En le déplaçant d’un seul bloc, ils espéraient préserver ce qui faisait leur spécificité : leur mode de subsistance, leurs traditions, etc.

M. Kuzuguk a cessé d’être optimiste. "Je crois que trop peu sont capables de comprendre qu’il vaut mieux déménager par choix, plutôt que d’y être contraint lors d’une évacuation. Si nous le décidons, nous pourrons conserver notre identité, en tant que culture et en tant que communauté. Mais si nous sommes incapables de ne nous décider, ça ne se fera pas", observe-t-il.

Malgré sa frustration passée, Tony Weyiouanna Sr. ne baisse pas les bras. "J’y crois toujours. Je continue à dire aux gens qu’il faut déménager, et à penser que nous avons besoin qu’un porte-parole aille expliquer ce que nous vivons, ce que ça nous a appris, et qui rappelle aux gens que nous avons encore besoin d’aide."

Il a une nouvelle idée, dont il a parlé aux législateurs, aux directeurs d’organismes gouvernementaux et à la Maison-Blanche elle-même au cours d’un séjour à Washington il y a quelques mois. Au lieu de déplacer tout le village, on pourrait peut-être tenter l’expérience du déménagement sur un petit nombre d’habitants, "les plus motivés".

Il détermine actuellement le nombre exact de volontaires nécessaires pour bénéficier des aides des gouvernements régional et national, afin de construire un dispensaire et une école. Mais il pense qu’une telle expérience permettrait de dresser la liste des problèmes susceptibles de se poser, comme la recherche d’un site adéquat, et d’établir une feuille de route pour d’autres communautés confrontées à ce type de situation. D’autant que cela coûterait deux fois moins qu’un déménagement complet.

"Il faut simplement qu’on s’organise", me dit-il. "Qu’on reprenne tout à zéro et qu’on s’organise."

Il pense que cela pourrait se faire d’ici un an ou deux. "Les autres finiront par suivre."

Cet article, publié à l’origine sur Le Huffington Post Etats-Unis, a été traduit de l’anglais par Bamiyan Shiff pour Fast for Word.

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