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Santé mentale: des soldats se taisent par peur du rejet de l'armée

Santé mentale: des soldats gardent le silence de peur d'être rejetés
Radio-Canada

En raison d'une règle bureaucratique jugée « désuète », des militaires canadiens blessés en Afghanistan gardent le silence sur leur état de santé physique et de santé mentale, de peur d'être libérés prématurément de l'armée.

Un dossier de Christian Noël

Certains soldats sont traités comme des recrues blessées à l'entraînement quand ils deviennent admissibles à une pleine pension militaire. Un militaire doit avoir cumulé 10 années de service pour toucher sa pleine pension, peu importe s'il a été blessé au combat ou s'il s'est infligé une fracture de la cheville à l'entraînement.

Or, Radio-Canada a appris que depuis 2009, 1119 soldats libérés pour des raisons médicales ont été forcés de quitter l'armée avant d'avoir accompli leurs 10 années de service. Ils étaient 161 en 2009, 221 en 2013.

Parmi tous les soldats libérés pour des raisons médicales, environ un militaire sur six n'a pas touché sa pleine pension, mais a plutôt eu droit à une indemnité d'invalidité, une somme forfaitaire versée sur une période de deux ans. Résultat, certains soldats décident de garder le silence.

Un ex-militaire raconte

Dès 2003, Walter Callaghan sentait que quelque chose ne tournait pas rond. Il buvait avec excès. « Jusqu'à 100 verres par semaine », confie-t-il. Dépression, abus d'alcool et de médicaments, conduite fréquente en état d'ébriété, comportements à risque.

« J'étais sur le chemin de l'autodestruction. J'essayais de me tuer à petit feu. » — Walter Callaghan

Spécialiste de la médecine de combat, le lieutenant Walter Callaghan était responsable de la formation des techniciens médicaux dans la Réserve des Forces canadiennes.

« Des jeunes que j'avais recrutés, entraînés et commandés sont revenus d'Afghanistan amputés, blessés physiquement et mentalement. Des soldats dont j'étais responsable. Leur ai-je donné de bons conseils, un entraînement adéquat? Pourquoi n'ai-je pas réussi à mieux les protéger? Je sentais que j'avais échoué. La culpabilité me rongeait. Je songeais de plus en plus au suicide. »

Sauvé par le général à la retraite Roméo Dallaire

C'est finalement une rencontre impromptue avec le général à la retraite Roméo Dallaire, en 2005, qui lui a sauvé la vie. « On s'est croisés dans un souper-bénéfice. On ne se connaissait pas. Je lui ai serré la main », dit-il.

« Le général Dallaire m'a regardé dans les yeux et m'a dit : "Viens avec moi, il faut qu'on se parle." D'un seul coup d'œil, il a vu toutes mes souffrances internes. Il a reconnu en moi les mêmes démons qu'il avait lui-même confrontés. »

Ils ont discuté pendant 20 minutes. Quelques jours plus tard, Walter Callaghan a finalement accepté d'aller chercher de l'aide en santé mentale. Il pensait que c'était le premier pas vers la guérison. Mais en réalité, c'était le début « de trois ans d'enfer qui ont mené à la fin de ma carrière militaire ».

Le début de la fin

« Quand j'ai finalement avoué à mes supérieurs que j'avais un problème [de santé mentale], j'ai été puni. C'est comme ça que je l'ai senti. L'armée m'a retiré le commandement de mon peloton. » — Walter Callaghan

« J'ai été transféré à des tâches administratives, avec un bureau et un ordinateur. Puis, c'est devenu kafkaïen. Un jour, ils m'ont enlevé mon ordinateur. Plus tard, ils ont retiré ma chaise, puis mon bureau. On me demandait de me tenir debout dans un coin et d'attendre des ordres qui ne venaient jamais », poursuit Walter Callaghan.

En plus de sa blessure de stress opérationnel, Walter Callaghan souffrait d'une blessure au dos, subie à l'entraînement. Ces deux facteurs ont fait en sorte qu'il ne respectait plus une des règles d'or du soldat - pouvoir servir à tout endroit et en tout temps, au bon vouloir de l'armée -, l'un des fondements du principe de l'universalité du service.

L'universalité du service

L'armée doit s'assurer que les hommes et les femmes déployés sont physiquement et psychologiquement aptes à accomplir leur mission. Quand les soldats blessés ne répondent plus aux critères de l'universalité du service, ils ont en général une période d'attente moyenne de six mois à un an, le temps de faire des tests pour voir si leurs limitations sont temporaires ou permanentes.

Cette période peut s'étendre jusqu'à trois ans pour les cas complexes, comme ceux en santé mentale. Durant cette période, certains sont réaffectés à des tâches administratives dans l'Unité inter-armée de soutien du personnel (UISP), créée spécialement pour donner du travail temporaire (souvent administratif) aux soldats blessés.

L'idée derrière l'UISP est bonne, mais le succès est mitigé. « Seulement 15 % des soldats retournent à un travail normal, les autres sont renvoyés de l'armée », explique la députée Élaine Michaud (NPD), qui siège au comité de la Défense nationale. « Est-ce qu'on ne pourrait pas trouver une façon de leur confier d'autres tâches au sein des Forces? Il faut revoir cette notion d'universalité de service, une notion désuète, pour l'adapter à la nouvelle réalité des blessures de guerre. »

Pas de 10 ans, pas de pension

« J'ai été renvoyé de l'armée après neuf ans et six mois de service. J'étais sur le point d'atteindre mes 10 ans, ce qui m'aurait donné plusieurs droits comme anciens combattants. Le droit à ma pleine pension. Le droit de conserver mon grade et de m'identifier comme lieutenant à la retraite. Sans atteindre mon 10 ans, pas de pleine pension, pas de grade. »

Le principal affront pour Walter Callaghan a été de perdre son identité militaire. Mais pour d'autres, l'argent associé à une pleine pension (entre 600 et 800 $ par mois pour un caporal) peut peser lourd dans la balance. Plusieurs soldats avouent, en privé, garder leur stress post-traumatique secret, de peur d'être libérés avant d'atteindre cette étape de 10 ans de service. Radio-Canada est au courant d'une dizaine de cas de soldats qui contestent présentement leur libération pour des raisons médicales.

Selon Walter Callaghan, la façon dont lui et d'autres militaires atteints d'un stress post-traumatique sont traités « envoie un message très clair aux autres soldats : si vous demandez de l'aide en santé mentale, votre carrière est terminée, finie. On ne vous tolère plus dans l'armée, on vous jette comme un jouet brisé. »

La pleine retraite ou la vie?

Malgré sa mésaventure, Walter Callaghan espère en tirer du positif. Il est devenu étudiant au doctorat en anthropologie à l'Université de Toronto. Il a étudié le phénomène du syndrome post-traumatique. Et il vient de terminer sa thèse de doctorat « Man up! Man down! » (Sois un homme! Homme blessé!) sur la stigmatisation et la culture du silence au sein des Forces.

Aux jeunes militaires qui sont aux prises avec ce même dilemme, il leur recommande de prendre le taureau par les cornes et de demander l'aide dont ils ont besoin. « Si vous gardez tout ça en dedans, vous signez votre arrêt de mort. Beaucoup de nos collègues soldats ont choisi cette route, choisi de s'enlever la vie. Oui, votre carrière sera peut-être terminée. Mais votre vie vaut beaucoup plus cher que ça. »

« Ce qui vous arrive, c'est normal. Ce n'est pas un signe de faiblesse. C'est un signe que vous avez été trop fort pendant trop longtemps. Il faut que l'armée trouve une façon de mettre fin à ces carrières de manière honorable et dans la dignité. »

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