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«À la recherche de Vivian Maier»: oubliez Robert Doisneau, la vraie photographe de rue, c'est Vivian Maier

Oubliez Doisneau, la vraie photographe de rue, c'est Vivian Maier
Vivian Maier/Collection John Maloof Courtesy Howar

Jusqu'en 2009, elle était inconnue de tous. Cinq ans plus tard, Vivian Maier trône au panthéon des plus grands photographes américains du 20e siècle. Si John Maloof, brocanteur amateur, n'avait pas découvert ses travaux par le plus grand des hasards, vous n'auriez jamais pu connaître celle qui, comme Robert Doisneau ou encore Henri Cartier-Bresson, avait pour terrain de jeu la rue.

Dans les salles de cinéma du Québec depuis le 9 mai dernier, A la recherche de Vivian Maier, de Charlie Siskel et John Maloof, qui tente de percer les mystères de son étrange existence, dont vous pouvez découvrir ci-dessus la bande-annonce. Un documentaire qui s'inspire clairement deSearching for Sugarman, le film de Malik Bendjelloul sur le parcours du musicien américain Sixto Díaz Rodríguez. Le Hollywood Reporter le décrit d'ailleurs comme un film qui "se déroule comme Searching for Sugarman, mais avec des photographies presque instantanément emblématiques à la place de la musique".

Pour tout le monde, la street photography, ou photographie de rue, c'est Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson, ou encore Helen Levitt et Diane Arbus. Mais les choses sont plus compliquées que ça. Car si les images de Vivian Maier avaient été découvertes auparavant, c'est peut-être elle qui serait associée la première à cette pratique de la photographie.

Regardez cette image :

Cela vous dit quelque chose, n'est-ce pas? Il s'agit du très célèbre Baiser de L'Hôtel de Ville, de Robert Doisneau. Sachez que pour les nombreuses critiques, le talent de Vivian Maier est à rapprocher du sien, tout comme de celui des grands photographes de rue.

Mais voilà, Robert Doisneau est connu aux quatre coins du monde, quand Vivian Maier, elle, commence tout juste à se faire connaître. Pourquoi?

Audace contre mise en scène

Robert Doisneau et autres photographes de rue avaient une passion commune: capturer ce qu'est la société à un instant donné. Saisir des moments volés, des personnes, dans des situations de tous les jours: dans la rue, un parc, un centre commercial, le plus souvent, "à la sauvette", pour reprendre l'expression de Henri Cartier-Bresson.

Mais revenons à cette fameuse image qu'est le Baiser de l'hôtel de ville, prise en 1950. Représentant un homme et une femme s'embrassant devant la mairie de Paris, cette photo a fait le tour de la planète, et des couples du monde entier s'y sont reconnus. Le cliché est pourtant au cœur d'un véritable contentieux. Doisneau, de son vivant, connaîtra un procès, car un couple revendique qu'il est celui de la photo. La vérité éclate en 1992 quand le "vrai" couple décide de raconter le déroulement des faits. Il ne s'agit pas d'un acte amoureux spontané, mais de deux étudiants en théâtre, que Robert Doisneau a payé pour s'embrasser. Il s'agissait d'une commande pour le magazine Life.

Cette construction de l'image, pas certain que Vivian Maier l'aurait approuvée. Abigail Solomon Godeau, historienne de l'art, explique dans un essai que "de nombreuses images de sujets photographiés" sont prises "à leur insu (ou contre leur gré)". Vivian Maier n'hésitait pas, et cela se voit parfois: "Photographier les individus sans leur permission semble suggérer une certaine assurance (voire une certaine agressivité). L’expression indignée ou agacée qui se lit sur le visage de certaines bourgeoises montre à l’évidence qu’elles sont mécontentes de s’être laissé prendre au dépourvu", détaille-t-elle.

Quant au soi-disant baiser volé de Doisneau, il a lui-même avoué qu'il n'aurait "jamais osé photographier des gens comme ça. Des amoureux qui se bécotent dans la rue, ce sont rarement des couples légitimes." Qui de Doisneau ou de Maier a le plus de talent? On laissera la réponse aux experts, mais ce qui est sûr, c'est qu'elle avait peut-être un peu plus d'audace que lui.

Une popularité posthume

La spontanéité des mises en scène n'est cependant pas l'unique raison pour laquelle Vivian Maier est une grande photographe. Car à son audace s'ajoute une histoire plus que mystérieuse qui commence un beau jour de 2007 dans une salle d'enchères de Chicago, bien après sa naissance en 1926 à New York, d'un père d'origine austro-hongroise et d'une mère française. Cette histoire, c'est celle d'une photographe talentueuse qui a caché précieusement ses travaux.

Si le brocanteur John Maloof n'avait pas investi 400 dollars dans un lot de dizaines de milliers de négatifs dans l'espoir d'y trouver de quoi illustrer un ouvrage sur le quartier de Portage Park, peut-être que le talent de Vivian Maier serait resté inconnu de tous. Il a pourtant décidé de mettre son nez dans les quelques 40.000 photographies, portraits, scènes de rue, moments intimes, qui traînaient dans ce carton. Aujourd'hui, il en possède plus du double.

En parcourant ces images, John Maloof ne découvre rien d'utile pour son livre, mais la qualité des photos l'impressionne. Quelques mois plus tard, au détour d'une enveloppe trouvée dans l'un des cartons, il déniche l'identité de l'artiste: Vivian Maier. Un nom inconnu, même de Google.

Comme il n'est pas un spécialiste de la photographie, il décide de poster quelques images sur le site de partage de photos, Flickr. Très rapidement, il reçoit des milliers de demandes de gens qui réclament plus de photos. Et lorsqu'il décide de montrer les clichés à des professionnels, les réactions sont unanimes: Vivian Maier est du calibre des plus grands photographes de rue, capable de saisir spontanément un instant de la vie quotidienne.

Nounou vs. photographe professionnel

Vivian Maier n'a jamais vécu de la photographie. Décédée en 2009, à l'âge de 83 ans, l'artiste a travaillé toute sa vie comme gouvernante et nounou. Celle qui était souvent comparée, en tant que nourrice, à Mary Poppins, car elle s'habillait de façon assez étrange, plutôt excentrique, aimait s'occuper des enfants tout en essayant de leur ouvrir toujours plus l'esprit. Et elle n'a jamais montré ses photos, restées pour la plupart à l'état de négatifs.

Pourtant, "elle n'était pas recluse, elle ne se cachait pas, elle était très intégrée", explique à l'AFP Charlie Siskel, coréalisateur du film. Mais alors, "pourquoi n'a-t-elle montré son travail à personne, pourquoi était-elle si secrète?", s'interroge John Maloof. Question d'autant plus intrigante que ce dernier a retrouvé dans les affaires de Vivian de nombreux livres de photographie, prouvant qu'elle s'intéressait au travail de ses contemporains. Et quelques indices laissent penser qu'elle a caressé l'idée de publier ses clichés. Il pense "qu'après être restée si longtemps sans montrer son travail, il est venu un moment où il était trop tard pour franchir le pas. La tâche était écrasante".

Sa vie entière, elle s'est cachée derrière un faux accent français et de nombreux pseudonymes, passant le plus clair de son temps à photographier la faune des rues de Chicago. Malgré l'omniprésence de son Rolleiflex autour du cou, aucun de ses employeurs n'a pensé à jeter un œil sur ses photos. "Pour eux, elle était juste la bonne", constate John Maloof.

Contrairement aux autres grands de son époque, elle n'était donc pas une professionnelle de la photo. Pour vivre, Robert Doisneau et Henri Cartier-Bresson ont, eux, eu recours à une autre forme de photographie: le photojournalisme. Doisneau a réalisé de nombreux reportages, comme celui pour lequel est né le Baiser de l'hôtel de ville d'ailleurs, sur divers sujets d'actualité. Ses reportages ont été publiés dans des magazines tels que Life, Paris Match, Réalités. Il en est de même pour Henri Cartier-Bresson, lui aussi connu pour ses photos de rue. Pendant toute une partie de sa vie, il a travaillé pour la presse. En 1947, il fonde même une coopérative, Magnum, détenue par plusieurs photographes, pour exposer des photos et les revendre. A ce moment-là, il décide de ne se consacrer qu'au reportage.

Pourtant, ce n'est pas faute de talent que Vivian Maier n'a pas suivi le même chemin. Elle aussi aurait pu revendiquer une dimension journalistique ou politique. Elle mettait par exemple un point d'honneur à prendre en photo les enfants, mais aussi ceux que tout le monde oublie de voir. C'est pourquoi nombre de ses photos s'attachent à capturer des instants de vie de personnes pauvres, ces gens qui n'intéressent personne à l'époque, comme les Afro-Américains, en pleine période de ségrégation.

Lanny Silverman, commissaire d'une exposition qui lui était consacrée au Centre culturel de Chicago, est catégorique sur le site du Guardian: "Le meilleur de son travail vient de son intérêt pour tout le monde. Elle a fait des portraits humanistes et de la vie de la rue, elle a photographié des enfants, l'abstraction, et elle l'a fait avec un style qui, selon moi, résume l'histoire de la photographie. Certains de ses travaux me rappellent ceux de Diane Arbus par exemple, sauf qu'elle les a faits avant. Elle était, pour beaucoup de choses, en avance sur son temps."

Une femme dans un milieu d'homme

On ne saura peut-être jamais qui était vraiment Vivian Maier, mais une chose est certaine: son talent ceux des géants de la photographie. ce qui d'autant plus vrai qu'elle était une femme dans un milieu appartenant, selon l'historienne Abigail Solomon Godeau, aux hommes;

"Parmi ceux qui photographient des passants dans un espace public, on ne compte que quelques rares femmes [...] Ce qu’il faut souligner ici, c’est que, comme le photojournalisme, la photographie de rue est un domaine largement réservé aux hommes. Il y a de nombreuses raisons à cela: le regard scrutateur, prérogative masculine, le caractère sexué de l’espace public, la relative vulnérabilité des femmes au sein de cet espace, et les risques posés par la photographie de sujets récalcitrants."

Maintenant, quand vous entendrez l'expression "street photography", vous saurez à qui penser.

Voici quelques autres images de Vivian Maier, ainsi que du documentaire:

A la recherche de Vivian Maier

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