Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Au Pakistan, les maîtres du "truck art" craignent le retrait de l'Otan

Au Pakistan, les maîtres du "truck art" craignent le retrait de l'Otan

Sous leurs coups de pinceaux agiles, de vulgaires camions se métamorphosent en tableaux flamboyants pour faire de chaque route un musée ambulant. Mais à l'approche du retrait de l'Otan, les virtuoses du "truck art" craignent de voir leur carnet de commandes se dégarnir au Pakistan.

Au "pays des purs", les camions ne sont pas de simples véhicules, mais des éléphants d'acier vénérés, décorés de mille fards, pompons et miroirs, tatoués de calligraphie d'Arabie et couronnés de portraits naïfs aux couleurs vives.

Cette véritable poésie sur roues, dont l'exubérance jure avec la grisaille des autoroutes, naît du doigté d'artistes trop peu inconnus comme Haider Ali, trentenaire charnu aux airs de Bouddha.

Dans son atelier à ciel ouvert niché dans les entrailles de Karachi la tentaculaire, sur un tapis de poussière foulé par quelques chèvres urbaines téméraires, les coups de pinceaux s'enchaînent sur les parois d'un bahut avant de valser sur sa façade arrière, pièce maîtresse de l'oeuvre car contemplée par les futurs automobilistes roulant derrière.

Ce jour-là, Haider esquisse un bateau. Mais cela aurait bien pu être un tigre, une perdrix, Buraq, la monture mythique de Mahomet pour son voyage nocturne de La Mecque à Jérusalem, la bouille moustachue d'Attaullah Khan Esakhelvi, le chanteur chéri des convoyeurs pakistanais ou bien Benazir Bhutto, ex-Première ministre assassinée sous les yeux horrifiés de ses partisans.

"Tout dépend de l'exigence du propriétaire du camion. Chacun veut que son camion soit différent de celui des autres", lance Haider qui a quitté les bancs d'école à l'adolescence pour marcher dans les pas de son père, Mohammad, lui-même "truck artist".

Picasso, Rembrandt, Kandinsky ? Comme la majorité de ses "frères de pinceaux", Haider ne connaît rien des maîtres de la peinture occidentale, n'a jamais foulé le seuil d'une galerie d'art contemporain ou même fréquenté les "écoles d'art".

Pourtant, son travail a voyagé au Canada, aux Etats-Unis et en Europe, où le "truck art" s'est hissé, pour le meilleur et pour le pire, au rang de symbole de la culture pakistanaise à l'étranger. Mais au Pakistan, que nenni.

"L'élite pakistanaise ne considère pas ce que nous faisons comme de l'art, mais plutôt de l'artisanat", déplore l'artiste, lunettes perchées sur le bout du nez et ample tunique tachetée de gouttelettes de peinture.

Du seul point de vue économique, "il n'existe aucune forme d'art comparable au Pakistan, on ne peut pas dire que les galeries d'art ou le design de mode peuvent s'y comparer.... et pourtant ces artistes demeurent marginalisés", note Jamal Elias, spécialiste du "truck art" à l'université Penn State, aux Etats-Unis.

Dans un pays aux forts relents féodaux, ces maîtres "ne seront jamais considérés comme de vrais artistes tant que les structures sociales ne changeront pas", assure-t-il.

Artisans pour l'élite, ces virtuoses ont toutefois la faveur des compagnies de transport et des routiers du pays qui n'hésitent pas à débourser 5.000, voire 10.000 dollars, pour grimer leurs camions, une cure de beauté qui peut requérir jusqu'à 40 jours de labeur pour une demi-douzaines d'artistes.

Depuis un peu plus d'une décennie, des entreprises locales de transport roulent sur l'or en acheminant le matériel de la mission de l'Otan de Karachi, port sur la mer d'Arabie, jusqu'en Afghanistan.

Les conteneurs de l'Otan sont vissés à des remorques sans large rebords offrant moins d'espace à l'embellissement. Mais des artistes ont convaincu des compagnies de décorer ce canevas étroit. Aussi, des transporteurs ont investi leurs profits pour décorer leurs autres camions, sans remorques.

Résultat, "il y a eu énormément de demande à cause des convois de l'Otan", souffle Haider. Mais à l'approche du retrait des forces occidentales, déjà amorcé et qui doit s'intensifier jusqu'à la fin 2014, certains artistes craignent de voir leurs commandes diminuer.

"S'il y a moins de camions en circulation, nous aurons moins de camions à décorer", craint Noor Hussain, 76 ans, "truck artist" depuis six décennies à Rawalpindi, en périphérie de la capitale Islamabad.

"D'ailleurs nous avions déjà vécu une baisse des commandes lorsque les routes de passage avaient été fermées", de fin 2011 à juillet 2012, en représailles à un bombardement de l'Otan qui avait tué 24 soldats pakistanais, se souvient Mumtaz Ahmed, barbe anthracite et chemise de peintre entre les mains après une journée de travail sur un convoyeur de l'Otan.

Mais une question demeure : pourquoi diantre engloutir des milliers de dollars pour transformer un camion en "objet d'art" dans ce pays miné par une inflation galopante?

"Ces décorations montrent notre fierté, notre amour pour notre métier, et aussi que nos camions sont en bon état et attirants", lance Mir Hussain, qui s'apprête à investir une petite fortune pour retaper et décorer un camion en ruine, au plancher éventré. "S'il n'y a pas de dessin sur le camion, les gens ne l'aiment pas", résume le vieux Mir.

Plus un camion frappe l'imaginaire par sa beauté, plus il semble en bon état, et plus son propriétaire pense être en mesure d'appâter les clients, même si une grande partie des contrats sont octroyés quelle que soit la "beauté" du véhicule.

Derrière cette logique économique un peu tordue, se meut un amour secret entre l'homme et la machine. "Leurs femmes mourront de faim au village, mais des convoyeurs préféreront encore investir leurs économies pour décorer leurs camions", remarque Sajid Mahmood, un mécano, devant un poids-lourd en pleine cure de jouvence.

gl/jr

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.