SNC-Lavalin voulait plus, beaucoup plus que le super hôpital anglophone de Montréal. Si la firme de génie s'est liée avec l'énigmatique Arthur Porter, c'est qu'elle espérait que les contacts politiques du médecin lui donneraient accès à des contrats de milliards de dollars en Afrique, mais aussi... à Ottawa, auprès du gouvernement fédéral, où Porter avait ses entrées.

Voilà en gros la défense que prépare le docteur Porter pour répondre aux graves accusations de corruption, fraude, commissions secrètes et complot dont il est l'objet au Québec. Du fond de sa cellule au Panama, où il conteste toujours la demande d'extradition du Canada à son endroit, l'ancien patron du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) fourbit ses armes.

Avec l'aide du journaliste canadien Jeff Todd, qui lui prête sa plume, Arthur Porter vient de terminer une autobiographie de 300 pages qu'il compte publier au printemps. Les deux partenaires négocient avec deux éditeurs canadiens.

Arthur Porter a offert un aperçu exclusif, mais bref, du livre à La Presse, en plus d'ouvrir ses archives et de ressortir plusieurs documents datant de son passage à Montréal.

Devant un tribunal, il sera difficile pour Porter de nier que SNC-Lavalin a versé 22,5 millions dans son compte et celui de son ancien bras droit. La preuve à cet égard, dévoilée en partie dans les mandats de perquisition déposés en cour, est accablante.

Un consultant

Dans son livre à paraître, le célèbre médecin avance toutefois une tentative d'explication: il nie avoir truqué l'appel d'offres pour le CUSM et se présente plutôt comme un consultant embauché par SNC-Lavalin relativement à d'autres projets. Déjà, l'hiver dernier, lorsque La Presse l'avait interrogé sur ses liens avec la multinationale québécoise, il avait eu une réponse sibylline: «Je n'arrive pas à croire que les gens ne réalisent pas... Je n'étais pas juste un administrateur d'hôpital. Rappelez-vous ce qui a fait de SNC-Lavalin une bonne compagnie à plusieurs égards: à la bonne époque, ils faisaient des affaires partout dans le monde», avait dit le médecin globe-trotter.

«Il était un consultant pour SNC-Lavalin, assure son biographe. Arthur était très impliqué avec les échelons supérieurs de la compagnie.»

Selon l'enquête de l'UPAC, c'est en 2010, peu après la signature du contrat du CUSM avec SNC-Lavalin, que la firme de génie a commencé ses paiements à Porter.

«Il n'était pas consultant officiel avant la signature du contrat de l'hôpital. Ils voulaient qu'il le soit, mais Arthur a dit qu'il ne serait pas sur leur liste de paye avant la fin du processus d'octroi du contrat», poursuit M. Todd.

Pour appuyer ses dires, Arthur Porter a envoyé par courriel à La Presse un document daté de décembre 2010 ayant pour titre TAPV Briefing Note, qui détaille un projet de SNC-Lavalin visant à mettre la main sur le gigantesque contrat de remplacement des blindés de l'armée canadienne. Le contrat était estimé à 1,2 milliard pour un parc de 500 véhicules, avec un contrat séparé d'une somme non précisée pour l'entretien. L'acronyme TAPV faisait référence à un nouveau véhicule de patrouille (Tactical Armoured Patrol Vehicule).

«Nous cherchons activement un endroit au Canada pour assembler le véhicule», précise le document, qui souligne que le partenaire américain de SNC-Lavalin pour ce projet bénéficie «d'une solide présence canadienne grâce à notre réputation de bon fournisseur de la Défense et notre expérience dans des soumissions majeures auprès de sociétés de la Couronne».

Par courriel, Arthur Porter a expliqué à La Presse que des hauts dirigeants de SNC-Lavalin espéraient commercialiser ensuite leur véhicule blindé auprès de forces armées étrangères. Ils entrevoyaient un immense marché sur la scène mondiale, mais pour ce faire, il fallait d'abord gagner le contrat à Ottawa.

Arthur Porter était bien branché à Ottawa à l'époque. Il avait été nommé membre à vie du Conseil privé de la reine pour le Canada et le premier ministre Harper l'avait promu président du Comité civil de surveillance des services secrets canadiens.

Mais selon Jeff Todd, Porter a refusé de faire des représentations auprès du gouvernement fédéral, car «le conflit d'intérêts aurait été évident».

Contacts à l'étranger

Le médecin a plutôt offert son aide pour dénicher des contrats d'infrastructures ou régler des problèmes ailleurs dans le monde, dit-il.

«C'était surtout pour la Libye et la Sierra Leone. Il connaissait personnellement le président de la Sierra Leone, son pays natal. D'ailleurs, il avait un passeport diplomatique de ce pays. Et il avait beaucoup à voir avec la Libye. Il avait rencontré Kadhafi auparavant dans des sommets en Afrique», résume Jeff Todd.

Porter est aussi connu pour ses liens avec d'autres hommes politiques, dont le premier ministre des Bahamas et l'ex-président des États-Unis George W. Bush. Il prétend que son père a déjà été le colocataire de Robert Mugabe, président du Zimbabwe, pendant leur jeunesse, des contacts potentiellement alléchants pour des hommes d'affaires comme Riadh Ben Aissa et Pierre Duhaime, ses coaccusés dans le scandale du CUSM.

«Arthur dit que c'est mieux de connaître le roi qu'être le roi. Il a fait de la politique son business», affirme Jeff Todd.

Chez SNC-Lavalin, la porte-parole Leslie Quinton n'était pas en mesure de confirmer ces allégations puisque les interlocuteurs de Porter ont quitté l'entreprise.

«Nul ne peut exclure que le Dr Porter ait pu avoir des discussions avec certains membres de notre personnel, actuel ou ancien, par rapport aux projets auxquels vos questions se rapportent. Mais il est important de préciser que si tel était le cas, ces faits n'ont pas été rapportés aux organes compétents de la société à ce jour depuis le début de nos investigations. Toutefois, nous continuons toujours nos vérifications internes», a-t-elle déclaré.

Depuis l'éclatement du scandale, l'entreprise a remplacé un bon nombre de ses dirigeants et adopté plusieurs nouvelles mesures en matière d'éthique.

Informé des allégations d'Arthur Porter, l'ex-PDG de SNC-Lavalin, Pierre Duhaime, a fait savoir par la voix de son avocat qu'il n'avait aucun commentaire.

Sur Philippe Couillard

Jeff Todd et Arthur Porter affirment qu'un chapitre complet du livre parle de l'ex-ministre Philippe Couillard et de l'ex-premier ministre Jean Charest, mais ils refusent d'en donner la teneur. Ce qu'ils laissent entrevoir pour l'instant est plutôt inoffensif. «Arthur parle de Couillard, de leur relation d'affaires et comment ce fut présenté dans les médias, de leurs négociations pour le mégahôpital. Il parle de l'opinion de Couillard sur plusieurs sujets et de sa réaction aux événements. Mais il parle beaucoup de Jean Charest aussi», dit Jeff Todd.

Extrait de la biographie à paraître d'Arthur Porter

Je ne suis pas venu à Montréal pour être aimé. C'était le défi que j'aimais [...] Le conseil m'a embauché pour mon approche agressive. J'étais un dur de dur à Detroit. Malgré que j'étais de l'extérieur, j'avais joué la joute politique, je m'étais tenu debout devant l'establishment et j'avais triomphé. À ma première journée à Montréal, il y avait assez de rapports, de plans et de designs pour remplir une pièce entière. Ils avaient eu plusieurs administrateurs, mais personne ne semblait accomplir le travail. Ce dont ils avaient besoin, c'était quelqu'un de différent, quelqu'un qui n'aurait pas peur de foncer jusqu'au bout. Detroit m'avait appris cela. J'avais congédié des milliers de gens d'un coup de stylo. Au Canada, personne n'avait la même mentalité de coupe-gorge. Ne les congédions pas maintenant. Gardons-les pour faire d'autres choses, regardons l'attrition, et quand ils auront 65 ans, escortons-les tranquillement jusqu'à la porte. Certains pourraient dire que cette approche était très canadienne. À mon avis, ce n'était pas tant canadien que simplement représentatif des administrateurs d'hôpitaux à travers le pays. J'ai apporté une approche radicalement différente au milieu de la Santé.

Au départ, j'ai cru que retourner au Canada équivalait à revenir à la maison. Mais ceci n'était pas l'Alberta. J'aurais aussi bien pu avoir atterri dans un pays étranger. Je n'ai jamais vécu à Montréal sept jours par semaine. Je gardais une résidence en ville et je partais aux Bahamas les week-ends. Je dirigeais ma clinique de traitement du cancer et je voyais des patients. Les Bahamas étaient ma maison. Mes enfants allaient à l'école là-bas, avaient des amis, et si j'ai considéré un moment les emmener au Québec, les lois de la province m'ont fait changé d'idée. Puisque mes filles n'avaient jamais fréquenté l'école au Canada, elles auraient été forcées de fréquenter une institution francophone. Elles étaient adolescentes et ne parlaient pas un mot de cette langue. Ce sont des lois et du racisme linguistique de ce genre qui ont fait que je ne me suis jamais senti entièrement chez moi.