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Les conservateurs déclarent la guerre aux syndicats, mais est-ce pour faire oublier leurs compressions budgétaires?

L'attaque frontale des conservateurs contre les syndicats
CP

Le son des tambours est de plus en plus perceptible : le Parti conservateur a bel et bien déclaré la guerre aux syndicats. L'idée de rendre leurs cotisations facultatives et leurs états financiers obligatoires n'est plus un tabou.

Mais selon plusieurs observateurs de la scène politique, la rhétorique conservatrice ne serait qu'une stratégie visant à mettre l'opposition sur la défensive. Au Canada, cette opposition est composée principalement du NPD et des syndicats de la fonction publique.

« L'approche des conservateurs consiste à diaboliser l'adversaire puis à le démolir complètement, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'un seul survivant dans le ring », affirme Nelson Wiseman, politologue à l'Université de Toronto.

Les conservateurs sont passés maîtres de cette tactique, initialement développée aux États-Unis par le conseiller républicain Karl Rove sous l'administration Bush. Selon M. Wiseman, elle a été employée avec tant de brio contre le Parti libéral, que beaucoup d'autres groupes sont maintenant dans la ligne de mire des conservateurs.

Cet automne, deux projets de loi antisyndicaux font beaucoup de vagues sur la Colline Parlementaire d'Ottawa. Cependant, l'Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC) et l'Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC) auraient préféré attirer notre attention sur les compressions sauvages qui touchent les employés de l'État. En effet, au cours des derniers mois, 26 000 fonctionnaires fédéraux ont reçu un « avis de poste excédentaire » et pourraient donc perdre leur emploi. Au printemps, le gouvernement a d'ailleurs exprimé le souhait de supprimer 19 000 postes d'ici à 2015.

L'impact de cette réduction d'effectifs sur les services rendus à la population demeure inconnu, car Ottawa refuse catégoriquement de révéler où auront lieu les coupures. Le directeur parlementaire du budget Kevin Page a dénoncé ce culte du secret et a affirmé que le système fédéral était « sérieusement compromis ».

Malgré ces pertes d'emploi imminentes, l'AFPC, l'IPFPC et d'autres organisations syndicales doivent redoubler d'efforts pour affronter le projet de loi privé C-377, du député conservateur Russ Hiebert, au Comité permanent des finances.

L'enjeu est de taille : si ce projet de loi est adopté au Parlement, les syndicats des secteurs privé et public devront fournir des états financiers détaillés, qui recensent chaque transaction de plus de 5000 dollars. Leurs dons, contrats et placements seront rendus publics, de même que le nom et l'adresse de chaque fournisseur et l'objectif de chaque dépense.

Les investisseurs qui gèrent les énormes fonds de pension rattachés à ces syndicats devront également fournir des listes de centaines de milliers de transactions. Talonné par les lobbyistes du secteur financier, M. Hiebert a toutefois affirmé qu'il tiendra compte des questions de confidentialité et qu'il réduira la portée du projet de loi en conséquence.

M. Hiebert soutient que le projet de loi C-377 vise à établir une plus grande transparence. Les syndicats croient au contraire qu'il s'agit d'une intrusion dans leur gestion interne, qui aura pour effet de drainer beaucoup de ressources et de créer une bureaucratie monstrueuse.

Pendant ce temps, le député conservateur Pierre Poilievre laisse entrevoir la possibilité que les cotisations syndicales deviennent facultatives.

Un « écran de fumée »

Les plus ardents critiques du gouvernement, tels que le directeur général du Sierra Club John Bennett, croient que le projet de loi C-377 est une diversion similaire à celle employée contre les organisations environnementales l'hiver dernier.

En effet, les militants écologistes ont été qualifiés de « radicaux à la solde d'intérêts étrangers », et ont dû passer de longs mois à devoir justifier leurs sources de financement.

Cette campagne a débuté en janvier 2012, lorsque le ministre des Ressources naturelles Joe Oliver a affirmé que des « groupes radicaux » avaient pour but de détruire l'économie canadienne. Le ministre de l'Environnement Peter Kent a ensuite soutenu que des organismes de bienfaisance « blanchissaient » des fonds étrangers au Canada. Enfin, les sénateurs conservateurs ont lancé une enquête portant sur « l'ingérence des fondations étrangères dans les affaires internes du Canada », ainsi que sur leur utilisation abusive du statut d'organisme de bienfaisance.

Pendant ce temps, les conservateurs ont préparé en coulisse un projet de loi mammouth qui a tiré un trait définitif sur plusieurs décennies de lois et de règlements à caractère environnemental.

Selon John Bennett, cette campagne visait à détourner l'attention des véritables enjeux. Les organisations environnementales ont été perçues comme des groupes de pression nombrilistes, plutôt que comme des associations de citoyens préoccupés par le bien commun et l'avenir du pays.

« Ils sont en train de refaire le même coup aux syndicats », ajoute M. Bennett.

Peter Robinson, directeur général de la Fondation David Suzuki, abonde dans le même sens : « Cette campagne était un écran de fumée, qui avait pour but de faire taire l'opposition pendant que les lois environnementales du pays étaient taillées en pièces. »

Vous connaissez probablement la suite : les conservateurs ont adopté une loi omnibus qui a réduit de manière substantielle les exigences en matière d'évaluations environnementales. La durée de ces évaluations a été raccourcie, et le cabinet du ministre s'est vu conférer un pouvoir discrétionnaire. Le gouvernement ne s'engage à protéger la vie aquatique que dans les cas où des activités de pêche commerciale, récréative ou autochtone pourraient être touchées. Dans le même ordre d'idées, les lignes de transmission électrique et les oléoducs peuvent maintenant être approuvés de manière expéditive, sans considération pour les espèces menacées ou les cours d'eau.

Quant aux projets de loi qui devaient restreindre les sources de financement des organisations environnementales, ils ne se sont jamais matérialisés.

Dans le même ordre d'idées, M. Wiseman croit que les conservateurs n'adopteront pas le projet de loi C-377 dans sa forme actuelle. « Ils jettent un os au public à des fins politiques. Ils vont bientôt tenter de relier toute cette affaire au NPD, et suggérer que ce parti est régi par les grands syndicats. »

La première attaque frontale effectuée à l'encontre des syndicats remonte d'ailleurs à juin 2011, soit juste après que les conservateurs aient obtenu une majorité au Parlement et toisé la nouvelle opposition officielle pour la première fois. Ce mois-là, Stephen Harper et son équipe ont imposé le retour au travail des employés en lock-out de Postes Canada. La même stratégie a été appliquée subséquemment aux employés d'Air Canada et de CP Rail, qui sont des entreprises privées.

Selon l'analyste conservateur Tim Powers, le bien-fondé du projet de loi C-377 tient aux changements profonds qu'il provoquera dans la fonction publique : « Je ne le qualifierais pas de projet de loi privé, car notre gouvernement tient à lancer un débat public sur l'efficacité de la fonction publique dans un contexte budgétaire difficile. »

Le député Russ Hiebert, parrain du projet de loi C-377, dit que les Canadiens méritent de savoir ce que les syndicats font avec leur argent. En effet, ces organisations bénéficient de plusieurs privilèges fiscaux : leurs cotisations sont déductibles d'impôt et le paiement des jours de grève est non imposable. « À elle seule, la déductibilité des cotisations prive le trésor fédéral de 500 millions de dollars par année. Mon projet de loi vise tout simplement à mieux informer le public. Nous méritons de savoir comment est utilisé notre argent », précise-t-il.

Sans amendement majeur, le projet de loi C-377 aura toutefois des conséquences sérieuses sur le droit d'association. Selon M. Wiseman, la paperasse et les frais de vérification qu'il entraînera « rendront les syndicats non viables économiquement ».

D'après Don Burns, vice-président de l'IPFPC, ces exigences en matière comptable sont coûteuses, discriminatoires et ont pour but de nuire aux activités politiques des travailleurs. « Le gouvernement veut savoir combien d'argent nous mettons à la disposition des partis politiques. » (Une précision s'impose : les syndicats ne peuvent pas faire des dons à des partis politiques, mais peuvent leur prêter de l'argent. Cette pratique irrite au plus haut point le gouvernement Harper.)

Vers des cotisations optionnelles ?

Pendant ce temps, le député ontarien Pierre Poilievre mène une campagne pour que les cotisations syndicales deviennent facultatives. Un travailleur syndiqué n'aurait plus à subventionner une organisation qui défend des points de vue contraires à ses principes. Cette année, M. Poilievre s'est d'ailleurs montré très inquiet de l'appui consenti par l'AFPC aux candidats du Parti québécois et aux étudiants en grève.

Selon lui, « les chefs syndicaux devraient justifier leur existence et fournir de meilleurs services à leurs membres ». Il estime que l'impact des cotisations facultatives sur la fonction publique fédérale sera mineur.

En sa qualité de Secrétaire parlementaire du premier ministre, M. Poilievre ne peut pas déposer un projet de loi privé, mais il espère qu'un autre membre du caucus portera son flambeau.

Mais quiconque s'attaque aux syndicats risque de faire face à des obstacles juridiques majeurs.

En 1946, le juge en chef de la Cour suprême Ivan Rand a donné naissance à la fameuse « formule Rand », selon laquelle le travailleur d'une unité d'accréditation est tenu de payer des cotisations - qu'il adhère ou non au syndicat - puisqu'il bénéficie des services du syndicat au même titre que les autres travailleurs.

La formule Rand a été confirmée en 1991 lorsqu'un dénommé Francis Lavigne, professeur dans un centre communautaire de l'Ontario, n'a pas réussi à convaincre la Cour suprême qu'il avait le droit de se désengager de son syndicat pour des raisons idéologiques.

Malgré cette jurisprudence étoffée, M. Poilievre croit que rien n'empêche le gouvernement fédéral de légiférer. Le député, qui se définit comme un réaliste, sait que ses plans mettront du temps à se concrétiser. « J'ai proposé l'adoption de mesures importantes en faveur de la liberté des travailleurs. Je suis prêt à passer le temps qu'il faudra pour sensibiliser le public à mes idées. »

La campagne de M. Poilievre s'inscrit dans un mouvement plus vaste. En effet, les syndicats américains ont été sérieusement affaiblis par les lois de type « right-to-work » adoptées dans de nombreux États. Plus tôt cette année, le chef du Parti progressiste-conservateur de l'Ontario Tim Hudak a dévoilé un rapport prônant lui aussi des cotisations syndicales optionnelles. Le gouvernement de la Saskatchewan a quant à lui proposé que les personnes mineures, aux études ou éprouvant des difficultés financières en soient exemptées.

« Rendre les cotisations optionnelles porterait un coup dur aux syndicats », affirme Mike Patton, porte-parole du Canadian Centre for Policy Studies, un think tank de droite. « Ces cotisations sont démesurées », ajoute-t-il, soulignant que l'AFPC a récolté pas moins de 153 millions de dollars en 2011.

« Si la moitié des membres de l'AFPC décidaient de ne plus cotiser, cette organisation disposerait encore de 78 millions de dollars pour mener à bien sa mission de négociation collective », affirme M. Patton, dont le centre de recherche a récemment lancé une campagne de type « right-to-work ».

Le vice-président national de l'AFPC, Chris Aylward, est lui aussi convaincu que le gouvernement tente de faire diversion. « La question des cotisations a été soulevée dans le seul but de détourner l'attention des compressions budgétaires, des pertes d'emploi et de leur impact sur les services rendus à la population. »

Andrew MacDougall, porte-parole du Bureau du premier ministre, affirme qu'aucune loi n'est actuellement dans les cartons du gouvernement à cet effet, ce qui tend à confirmer les propos de M. Aylward. Le projet de loi privé du député Hiebert devra pour sa part être soumis au vote comme tous les autres.

Le syndicalisme en déclin

La campagne du gouvernement Harper à l'encontre des syndicats s'inscrit dans un contexte d'adhésions limitées et d'un appui mitigé de la part du public.

Au Canada, un travailleur sur trois est syndiqué, et la grande majorité des syndiqués évoluent dans le secteur public. Selon Statistique Canada, 73 pour cent des fonctionnaires sont syndiqués, contre 17,7 pour cent des employés du secteur privé.

Mario Canseco, de la firme de sondages Angus Reid, confirme qu'une majorité de Canadiens jugent les syndicats trop puissants. Ce sentiment est partagé par des hommes et des femmes de toutes les tranches d'âge.

En effet, 49 pour cent des sondés ont répondu que les syndicats avaient trop d'influence, tandis que 26 pour cent ont répondu que leur influence était suffisante. Seuls 16 pour cent des répondants ont affirmé que les syndicats n'avaient pas assez d'influence. (Ce sondage, réalisé en mai 2012 auprès de 1003 personnes, comporte une marge d'erreur de 3,1 pour cent.)

« Le lien étroit entre le NPD et les grands syndicats est perçu de manière négative par la plupart des Canadiens », affirme M. Canseco, qui attribue la campagne antisyndicale des conservateurs au fait que le NPD forme maintenant l'opposition officielle.

Le président du Congrès canadien du travail Ken Georgetti est du même avis : « Pour les conservateurs, le NPD est plus menaçant qu'il ne l'a jamais été. »

Le gouvernement Harper souhaite uniformiser les conditions de travail entre les secteurs public et privé, en matière de salaires et de pensions notamment. Il se peut donc que des projets de loi visant à réformer la fonction publique en profondeur soient déposés dans les mois qui viennent.

Selon M. Georgetti, les syndicats devront redoubler d'efforts pour rappeler aux Canadiens qu'ils ont soutenu la classe moyenne, contribué à hausser les salaires et amélioré les conditions des travailleurs non syndiqués.

Mais si les syndiqués eux-mêmes n'en sont pas convaincus, la tâche sera ardue. À preuve, Bob Dale dit avoir quitté son emploi d'économiste à cause du « sentiment antiisraélien » du syndicat qui l'employait. Devenu professeur au collège Algonquin d'Ottawa, il affirme que ces organisations n'ont plus aucune raison d'être : « Je paie 1700 dollars par année en cotisations et tout ce que j'obtiens, ce sont des jérémiades. Les syndicalistes ne savent pas ce qu'est un vrai emploi. Ils n'ont jamais été virés comme mes amis de Nortel. »

« Ce type de sentiment fait des syndicats une cible facile » affirme Paul Moist, président du Syndicat canadien de la fonction publique. « Nous sommes le fruit qui pend au bas de l'arbre. Ce n'est pas la seule relation entre les syndicats et le NPD qui pose problème. Par exemple, beaucoup de gens sont frustrés de ne pas avoir de régime de retraite, et en déduisent que les fonctionnaires ne méritent pas le leur. »

Selon M. Moist, le député Poilievre a lancé un ballon d'essai. Quant au projet de loi C-377 du député Hiebert, il ne sera pas adopté sans amendements significatifs. « Malgré tout, ces deux hommes ont réussi à déstabiliser les syndicats. Leurs initiatives occupent beaucoup d'espace médiatique, au détriment des questions de fond comme l'âge de la retraite ou le taux de chômage », conclut-il.

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