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"Cinquante nuances de Grey", roman féminin ou féministe ?

"Cinquante nuances de Grey", roman féminin ou féministe ?
AFP

FEMMES - Cinquante nuances de Grey, tout le monde en parle, personne ne l'a lu et il fait déjà débat. Plan-plan cul-cul pour les uns, mal écrit pour les autres, sans doute... mais si les 40 millions d'exemplaires vendus ne constituent pas un gage de qualité, ils témoignent véritablement d'un phénomène. Comment expliquer le succès de ce roman, notamment auprès des femmes anglo-saxonnes? Que raconte-t-il de leur place dans la société aujourd'hui?

On dit que le livre a le pouvoir magique de transformer de sages mères au foyer en bêtes de sexe, mais de quoi Cinquante nuances de Grey est-il vraiment le nom? Si les Françaises découvrent le roman aujourd'hui, les Américaines et les Britanniques, elles, l'ont déjà lu. Parce qu'elles sont les mieux placées pour donner leur avis, Le HuffPost a voulu leur donner la parole pour essayer de comprendre ce phénomène. Car qu'on le veuille ou non, ce livre interroge. Alors que les femmes n'ont jamais été aussi libres, pourquoi et comment une histoire de soumission devient un bestseller mondial? S'agit-il d'un roman féminin, ou féministe? Explications.

Le problème de Jason B

Avant de laisser parler les femmes, faisons un bref détour du côté des hommes. Messieurs, si vous pensiez que Fifty Shades demeure un "truc de gonzesses", détrompez-vous, vous feriez mieux de vous y intéresser. À en juger par la question qu'a posé au Huffington Post un certain Jason B. vivant dans la bonne ville de Baltimore, aux Etats-Unis, c'est certainement le conseil que celui-ci vous donnerait.

"Depuis que ma femme a lu "50 Shades of Grey", elle a complètement changé. Nous avions une vie sexuelle normale, maintenant c'est n'importe quoi, et si j'aime coucher autant que quand j'étais étudiant, les cabrioles me semblent de moins en moins naturelles. J'ai l'impression qu'elle me gave de paroles torrides, comme dans un film porno. En plus, elle a une nouvelle garde-robe pour dans la chambre. Comment dire à ma femme que ça ne m'excite pas du tout et que je voudrais retrouver ma petite chérie?"

Cette question Michael Cohen, qui se définit lui-même en tant qu'expert en conseils (sic), a voulu y répondre et dire à Jason qu'il devrait s'estimer heureux de coucher deux fois plus. Cohen partage surtout un constat et parle d'un livre "menaçant qui a remué les fantasmes sexuels de nombreuses mères et épouses aux Etats-Unis et permis aux putains qui sommeillent en elles de se réveiller." Vraiment?

Soumission

La réponse de Michael, qu'il faut prendre au second degré, en disent long sur le phénomène 50 Shades. Quelques heures à surfer sur le web anglo-saxon permettent de s'en convaincre. Combien sont-elles à s'épancher sur le phénomène? À s'insurger ou au contraire à se réjouir de cet ouvrage porno-soft à destination des mères de familles? Le succès de 50 Shades a surpris tout le monde, y compris les éditeurs, qui ne s'attendaient pas à un tel phénomène de bouche à oreille, preuve que le livre tire sur une corde sensible que ces femmes n'avaient pas forcément identifiée.

Journaliste au Guardian, Zoe Williams explique le phénomène par le caractère purement sexuel du livre. "Les scènes de sexe ne sont pas contingentes, elles sont le moteur du récit, la clef des conflits qui animent les personnages." D'accord. Mais qu'est-ce qui différencie 50 Shades d'autres romans érotiques? Pour la journaliste, il y a un élément fondamental à prendre en compte, 50 Shades est un roman SM écrit non pas du point de vue des dominants, les "S", mais bien de celui des "M", des masochistes, des soumis. Une soumission, qui ne déplairait pas tant que ça aux femmes, selon elle.

Un "sale petit secret"

Rappelons les fondamentaux du récit. Une jeune femme vierge, un milliardaire sombre et tourmenté, une relation SM, qui prend peu à peu une dimension psychotique, mais aussi un contrat signé entre la jeune femme vierge et le milliardaire pour encadrer cette relation. Bref, une histoire de jouissance et de soumission dans l'Amérique puritaine, pour de drôles de lectrices. D'un côté, celles-ci sont fascinées par cette histoire de soumission d'une femme vierge et dont la vie reste à faire. De l'autre, une fois le livre terminée, elles se transformeraient en véritables tigresses. Comment les lectrices expliquent-elles cette double dynamique?

Si l'auteur américaine Laura Munson, considérait Cinquant nuances de Grey comme un sous-produit littéraire, elle avoue s'être laissé prendre au jeu. Pour elle, le roman se fait avant tout l'écho de la situation des femmes dans la société aujourd'hui.

"Les gens lisent parce que cela les rassure de savoir qu'ils ne sont pas seuls face à leurs problèmes (...), or s'il y a un domaine dans lequel les femmes se sentent seules, c'est bien dans leur féminisme au quotidien (...) Une fois qu'on a obtenu le droit de vote, l'égalité au travail, la libération sexuelle et le droit de disposer de notre corps, on reste coincées, coincées dans la colère."

La colère de cette jeune femme révélerait-elle au grand jour cette vérité dont les hommes s'étaient bien doutés à savoir que les femmes libérées sont... compliquées? Laura Munson parle d'une forme de deux poids deux mesures. Si d'un côté ces femmes veulent être libres, de l'autre, elles nourrissent le désir secret d'être parfois soumises. Dans le roman, la soumission n'est pas que sexuelle. Grey, en bon milliardaire macho s'occupe de tout. Et Laura Munson d'admettre qu'elle voudrait bien être l'objet de la même attention:

"Prenez la courtoisie par exemple, en tant que féministe, c'est censé nous énerver, mais secrètement, est-ce qu'on n'a pas envie de courtoisie? (...) Est-ce qu'on déteste vraiment ça quand on nous tient la porte, comme le fait Grey dans le roman? Je ne sais pas pour vous, mais moi j'adore (...) C'est notre sale petit secret, et peut-être qu'il explique notre colère autant que le succès de Cinquante nuances de Grey."

Un roman féministe?

Des femmes qui se sentiraient coupable de trahir une forme d'idéal féminin, la plus grande réussite de Cinquante nuances de Grey serait-il d'avoir permis aux lectrices anglo-saxonnes de s'accepter telles qu'elles sont, et non pas telles que leurs anciens combats voudraient qu'elles soient? La journaliste américaine Natalie Thomas comprend que des femmes s'insurgent de la fascination qu'exerce le personnage soumis d'Anastasia, mais pour elle, c'est bien cette soumission choisir qui justifie tous les combats du féminisme.

"N'est-ce pas ce pour quoi on s'est battu? Pour qu'on ne soit pas toutes les mêmes, mais pour décider de nous-même de ce qui est le mieux pour nous? De ce qui nous rend le plus heureuse? Pourquoi l'idée d'une forme de soumission et de prise en charge serait incompatible avec notre bonheur? Aujourd'hui, une femme peut choisir de diriger un conseil d'administration tout en étant complètement soumise au lit si elle le souhaite. Ce que chacune d'entre nous fait chez elle, dans son lit avec son mec, cela ne regarde qu'elle."

Mâle du siècle?

Liberté de choisir, d'accord, mais pas que. Si Cinquante nuances de Grey raconte une femme soumise, il raconte aussi un mâle dominant, Christian Grey. Une figure de la masculinité dans ce qu'elle peut avoir de plus extrême. Riche, puissant, autoritaire, implacable, bref un homme comme on en voit peu aujourd'hui, le mâle du siècle. Mais y compris à cet égard, Natalie Thomas pense que le roman ne fait rien d'autre que remettre les femmes à leur place.

"En tant que femmes alpha (femmes dominatrices, ndlr.) on a tendance à briser nos hommes, à les dénuer de leur masculinité puis à leur en vouloir de ne pas être assez macho. Christian Grey maintient une forme de masculinité. Pourtant, il a toujours besoin d'Anastasia, et n'a-t-on pas toutes envie qu'on ait besoin de nous? C'est cette dualité qui explique que les femmes soient autant captivées par le bouquin. À cela il faut ajouter son physique de beau gosse, sa réussite et une touche de mystère, c'est l'homme parfait. À travers ce livre, les femmes font donc l'expérience de la relation amoureuse qu'elles n'ont jamais eu ou jamais pu avoir à cause de la réalité et des idéaux féministes qui les entoure."

Du masochisme comme forme de confiance

Pour Laura Munson, l'homme idéal ne serait pas davantage livré avec un fouet et une paire de menottes qu'elle a envie de se faire bâillonnée pendant l'amour. La dimension sado-masochiste de la relation d'Anastasia et Christian Grey agit avant tout comme une métaphore des contradictions féminines aujourd'hui, mais aussi et peut-être surtout de la notion de confiance qui doit animer les couples. Une confiance imprimée noir sur blanc dans le roman, à l'aide d'un contrat.

"Une relation sexuelle implique une forme de confiance réciproque. Et cela peut faire peur de faire autant confiance, car on sait qu'on pourrait ne pas en sortir indemme. Le roman d'E.L. James éclaire d'un jour nouveau cette notion. Alors qu'un mariage sur deux tombe à l'eau, il y a fort à parier que le manque ou la perte de confiance dans les couples joue un rôle dans cette situation. Et ce qui est intéressant avec Anastasia, c'est qu'elle ne se fait pas confiance à elle-même, elle ne sait pas où se trouvent ses propres limites. Une pilule difficile à avaler pour une féministe pur jus. Du coup on est en colère contre elle tout comme on est en colère contre nous-même. On a beau détester Christian Grey parce qu'il lui fait du mal, au final, c'est elle qui a signé pour ça."

Un roman dangereux?

Si la dimension SM du roman, ou plutôt sa dimension clairement masochiste, suscite une forme de fascination, elle a provoqué aussi des doutes. Loin des considérations sur le féminisme et la place des femmes dans la société, certaines lectrices, à l'image de Jennifer Harmady dans les colonnes de Psychology Today s'inquiètent des conséquences directes que la lecture et la popularité du roman pourraient avoir sur certaines femmes.

"L'art ayant une influence sur la vie, j'ai peur que la relation décrite dans le livre et largement véhiculée dans les médias devienne une forme de modèle dans nos écoles. Des jeunes qui auraient lu la trilogie pourraient se dire, "wow", c'est cool. Se faire frapper, c'est cool. Être un objet, c'est cool. Se faire punir et se voir interdire de rencontrer ses amis et sa famille, c'est cool."

D'autres, comme la militante britannique pro-famille Pippa Smith estime que c'est toute l'industrie culturelle qui joue un jeu dangereux.

"À une époque où on entend de plus en plus parler de violences sexuelles chez les adolescents (...) la promotion de ce livre est un acte moralement condamnable. Nous devrions avertir la jeunesse des messages pervers et dangereux au lieu d'idolâtrer et de les vendre comme si ils étaient sans conséquence."

Une vision des choses légèrement old fashioned?

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