Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Antoine Vitkine témoigne de sa rencontre avec Chris Stevens, l'ambassadeur mort à Benghazi

«Il était attaché à cette ville»
Reuters

BENGHAZI - Un simple film a déclenché le chaos dans les pays arabes. Intitulé "Innocence of Muslims" ("L'Innocence des musulmans"), l'oeuvre est à l'origine d'un violent attentat contre un consulat américain en Libye, faisant quatre morts, dont l'ambassadeur Chris Stevens. En Égypte, des milliers de personnes, en majorité des salafistes, ont manifesté le jour anniversaire des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis devant l'ambassade américaine au Caire. Après ces manifestations, le présumé réalisateur Israélo-Américain, Sam Bacile, a déclaré que "l'islam est un cancer", ajoutant un peu plus d'huile sur le feu.

Les chefs d'État ont rapidement réagi à cette nouvelle, condamnant l'attaque terroriste et demandant à ce que les coupables soient punis.

Le Huffington Post France a recueilli le témoignage et l'analyse d'Antoine Vitkine. Cet écrivain, journaliste et réalisateur de documentaires pour la télé, également blogueur pour le HuffPost, a en effet récemment rencontré l'ambassadeur américain victime de l'attentat.

Antoine Vitkine a réalisé en 2007 "Mein Kampf, c’était écrit", diffusé sur Arte et écrit "Mein Kampf, Histoire d’un livre" paru en 2009 aux éditions Flammarion, et traduit en sept langues. Le 8 mai prochain a été diffusé sur France 5 son dernier documentaire "Kadhafi, mort ou vif", sur les coulisses de la guerre en Libye. Ce dernier, ainsi que le documentaire "Kadhafi, notre meilleur ennemi", sortiront en DVD en octobre prochain.

Le HuffPost: Dans quelles circonstances avez-vous connu Chris Stevens ?

Antoine Vitkine: Chris Stevens était l'ambassadeur des Etats-Unis en Libye depuis mai 2012. Je l'avais rencontré un peu avant sa nomination, au printemps 2011 à Benghazi. C’est quelqu'un qui connaissait très bien cette ville puisqu'il y avait été envoyé lors de la guerre de 2011, pendant plusieurs mois, pour représenter le gouvernement américain auprès du CNT, alors basé à Benghazi. Je sais qu’il était attaché à cette cité, berceau de la révolte contre Kadhafi, où il trouve maintenant la mort.

Un tel attentat était-il prévisible ?

On ne peut jamais prévoir. Ce que l'on peut dire, c'est que cet attentat s’inscrit dans une période de tension maximale en Libye. Depuis la chute de Kadhafi, les groupes politico-militaires, parfois lourdement armés, n’ont toujours pas été désarmés. Ils sont particulièrement nombreux à Benghazi. Dans cette ville, capitale de la Cyrénaïque, la tension est d'autant plus forte qu’il existe une volonté sécessionniste de certains groupes. Benghazi et sa région sont aussi le fief de l'islamisme radical en Libye, depuis longtemps. D'ailleurs, les Libyens originaires de l'Est de la Libye ont toujours été surreprésentés dans les groupes de combattants islamistes à l’étranger, en Irak ou en Afghanistan, aujourd’hui en Syrie. Il n’est donc pas surprenant que les effets de la diffusion d’un film hostile à l’Islam y aient été particulièrement explosifs.

Quel rôle a pu jouer le contexte politique immédiat ?

L'autre réalité de la Libye c'est celle d'une tension politique très forte puisque le nouveau Parlement est à la veille d'élire un Premier ministre -ce sera peut-être Mahmoud Jibril- et que se pose en ce moment même la question de la répartition des pouvoirs et des richesses entre les différents groupes politiques, régions et tribus. On ne peut pas exclure que ceux qui ont commis ces attaques, probablement des salafistes, avaient également à l’esprit le désir de faire avancer leurs pions sur l'échiquier politique libyen, en mettant sous pression les autorités centrales. Les salafistes ont également intérêt à imposer un rapport de forces à la coalition islamiste modérée avec lesquels ils pourraient s’allier pour contrer les libéraux de Jibril.

Il s'agirait donc d'un attentat purement politique?

Non, pas seulement. Bien entendu, cette dimension politique existe. Mais il y en a une autre, plus culturelle. Je me souviens avoir discuté avec un jeune responsable du CNT de Benghazi, pendant la guerre, sur les ruines du palais de Kadhafi. Et ce jeune homme, moderne, éduqué, incarnation de la génération facebook, me disait: "Nous on veut la liberté comme vous, exactement comme vous, on veut la liberté et la démocratie." Pour le titiller, je lui avais répondu que dans la liberté, il y avait aussi la liberté d'expression, la possibilité des caricatures, de la provocation, et rappelait qu’en France, on pouvait publier les caricatures du Prophète. Il s’était récrié. Pour lui, caricaturer, blasphémer, c'était absolument inconcevable.

Cette anecdote traduit bien le fossé culturel entre la société libyenne, et musulmane, et le monde occidental qui autorise la critique, si radicale soit-elle, de la religion. Je vous rappelle aussi cette ironie : en 2011, la révolte contre Kadhafi a débuté par une manifestation qui célébrait le 5ème anniversaire de la répression par Kadhafi des protestations contre les caricatures danoises du Prophète, qui avaient alors plusieurs morts. Et cette question est au moins aussi brûlante aujourd’hui.

Avez-vous constaté une évolution depuis le printemps arabe ?

La question de la liberté de blasphème continue de travailler le monde arabe. Dans la région, des groupes d'islamistes radicaux, salafistes en particulier, s'en servent régulièrement comme un moyen de surenchère face à des pouvoirs islamistes plus modérés qui se sont installé en Egypte, en Tunisie et même, d’une certaine manière, en Libye, puisque la coalition libérale qui a gagné les élections est partiellement favorable à la charia.

En tant que réalisateur, que pensez-vous du film "L'Innocence des musulmans" qui est à l'origine de cet attentat et des manifestations en Egypte ?

J’en ai vu des extraits d’une dizaine de minutes. Il s’agit d’une satire assez mal faite, pour ne pas dire grotesque, et sciemment offensante, de la vie de Mahomet. Bref, un film parfaitement inopportun, surtout dans le contexte tendu du monde arabe, mais la liberté de critiquer les religions, et donc de blasphémer, est un droit dans le monde occidental, dans les cadres légaux qui, en démocratie, encadrent la liberté d’expression. Il ne faudrait pas, par que la peur de réactions potentiellement violentes, voire criminelle, n’entraîne une restriction de ce droit ou une auto-censure.

Vous connaissez la phrase qu'aurait prononcée Voltaire: "Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire." Aujourd’hui, la liberté de critiquer les religions, qui n’est pas la même chose que critiquer les croyants eux-mêmes, fait des morts… Et même quand la critique est exagérée, quand on juge qu’elle vire au racisme, et ici c’est peut-être le cas, les tribunaux seraient plus légitimes pour sanctionner leurs auteurs que les lance-roquettes.

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.