Après la débâcle libyenne, le Printemps arabe risque d'infliger une autre grande dégelée à SNC-Lavalin.

En Tunisie, une commission d'enquête sur la corruption de l'ancien régime a ouvert un dossier sur l'attribution d'un contrat de 320 millions de dollars à la firme d'ingénierie québécoise, a appris La Presse.

La Commission d'investigation sur la corruption et les malversations (CICM) a trouvé un document incriminant pour SNC-Lavalin dans les archives du palais de Carthage, siège du président déchu Zine el-Abidine Ben Ali, qui a fui le pays en catastrophe lors de la révolution du 14 janvier 2011.

Selon nos informations, il s'agit d'une lettre adressée par un membre de la firme au gendre du président, Sakher el-Materi, à propos de la construction d'une centrale thermique à Sousse. Le contrat a été attribué en 2010 à SNC-Lavalin et à son partenaire italien, Ansaldo Energia.

Sakher el-Materi est accusé d'avoir mis la main sur de nombreuses affaires juteuses en Tunisie depuis son mariage, en 2004, avec l'une des filles du président. Il a aussi des liens avec le Canada: en 2008, il a acheté une maison de 2,5 millions de dollars à Westmount.

La résidence de Westmount

Un cadre de SNC-Lavalin responsable du développement des affaires en Afrique du Nord, Kébir Ratnani, avait une procuration pour s'occuper de la luxueuse résidence accrochée au flanc du mont Royal.

La CICM est chargée d'enquêter sur les affaires de corruption impliquant le clan Ben Ali. La tâche est titanesque. Présents dans tous les secteurs économiques de la Tunisie, les familles de l'ancien président et de sa femme, Leila Trabelsi, ont pillé les richesses du pays pendant plus de deux décennies.

Jusqu'ici, la CICM a transféré près de 400 dossiers à la justice tunisienne. Elle ne l'a pas encore fait dans le cas de SNC-Lavalin. «Nous n'avons pas achevé l'étude du dossier. Une fois que le dossier sera achevé, il sera transmis à la justice si nous avons suffisamment d'éléments de preuves. Ce sera au parquet de décider de poursuivre ou pas», explique la juriste Neila Chaabane, membre de la commission.

Jusqu'à maintenant, dit-elle, des instructions ont été ouvertes dans plus de 90% des dossiers transmis par la CICM à la justice.

La Presse n'a pas obtenu copie de la lettre adressée à Sakher el-Materi. Quatre sources ont toutefois confirmé l'ouverture d'une enquête de la commission. «Il y a un dossier. Ça, c'est sûr. Selon toute vraisemblance, il y a eu versement d'un pot-de-vin», dit Néji Baccouche, membre de la CICM et doyen de la faculté de droit de l'Université de Sfax.

Cette enquête n'étonne pas Sami Remadi, président de l'Association tunisienne pour la transparence financière. «Il est impossible que des projets de cette taille aient été attribués sans pots-de-vin à l'époque de Ben Ali, dit-il. Des projets de ce genre, cela ne transitait que par cette famille. Ce n'est pas un hasard si un employé de Lavalin avait une procuration pour gérer la maison du gendre du président.»

Rencontre au Karthago Palace

Kébir Ratnani, vice-président de SNC-Lavalin basé au Maroc, travaillait sous les ordres de Riadh Ben Aïssa. Cet ancien grand patron de la société en Afrique du Nord est détenu en Suisse, où il est soupçonné de corruption, d'escroquerie et de blanchiment d'argent.

M. Ratnani soutient que la direction de SNC-Lavalin savait très bien qu'il détenait une procuration pour s'occuper de la résidence de M. El-Materi à Westmount. «Elle savait ce que je faisais. Pourquoi devrais-je être gêné d'avoir aidé El-Materi à ce moment-là?», s'était-il défendu sur les ondes de Radio-Canada, en janvier.

SNC-Lavalin nie avoir su quoi que ce soit à propos de cette maison, saisie par Ottawa dans le cadre d'une loi sur le gel des avoirs des dirigeants étrangers corrompus.

Riadh Ben Aïssa, quant à lui, a déclaré le 10 février qu'il n'avait «en aucun temps» discuté avec M. Ratnani du sort des membres de la famille Ben Ali ou de leurs biens.

M. Ben Aïssa a aussi assuré n'avoir «jamais parlé, ni même rencontré» Belhassen Trabelsi, le beau-frère honni de l'ancien président, qui s'est réfugié à Montréal après la chute du régime. Réagissant aux allégations d'employés de SNC-Lavalin, selon lesquels M. Ben Aïssa avait apporté son aide à M. Trabelsi, l'ancien haut dirigeant a rétorqué qu'il «ne connaît tout simplement pas l'homme en question».

Mais un homme d'affaires qui a travaillé en étroite collaboration avec M. Trabelsi avant la révolution en Tunisie a confié à La Presse avoir vu les deux hommes prendre part à la même réception privée, à l'hôtel Karthago Palace, vers la fin novembre 2009.

Selon cet homme d'affaires, le contact privilégié de M. Ben Aïssa au sein de la famille Ben Ali n'était pas Belhassen Trabelsi, mais l'un de ses beaux-frères, Montasser Maherzi. «Je les ai vus s'échanger de chaleureuses poignées de mains.»

Pots-de-vin et paradis fiscaux

Neila Chaabane épluche depuis des mois les papiers que le clan Ben Ali a abandonnés dans sa fuite. Selon elle, il est «quasiment certain» que tous les projets importants au pays ont été entachés de corruption. Mais retracer l'argent versé n'est pas une mince tâche. «Généralement, les pots-de-vin sont versés à l'étranger, sur des comptes en Suisse, au Liban ou dans certains paradis fiscaux», explique-t-elle.

Parfois, les entreprises étrangères se font pincer. C'est le cas du géant français de l'ingénierie Alstom, qui a été condamné en novembre par la justice suisse à verser 31,5 millions d'euros dans plusieurs affaires de corruption, notamment en Tunisie, où la firme a construit deux centrales thermiques.

Alstom a signé les contrats avec la Société tunisienne de l'électricité et du gaz (STEG), mais Slim Chiboub, un autre gendre du président, en a bien profité. Selon le quotidien suisse Le Temps, Alstom lui a versé 14 millions de dollars «en échange de prestations de "consultant" que la justice suisse soupçonne être fictives».

L'argent a été versé dans deux comptes offshores de Slim Chiboub.

Dans le cas de la centrale thermique de Sousse, Alstom a été coiffée au poteau par SNC-Lavalin. Mais le directeur du projet pour la STEG, Hédi Gharbi, est catégorique: l'appel d'offres a été mené selon les règles. Toutes les procédures habituelles ont été suivies à la lettre. Aucun ordre n'est venu «d'en haut» pour que soit favorisée l'entreprise québécoise.

«On n'a pas vu de failles à notre niveau. Pour le reste, je ne peux pas en parler, je ne sais pas. Nous, on se limite à ce qui se passe à la STEG. Vous nous parlez de choses qu'on ignore complètement.»